mardi 1 juillet 2008

LE CONTEUR (prose)


Quand le conteur se tait, il aime ses mots, il aime son rêve, et le rêve de ses mots. Quand il se tait, le silence raconte l’invisible, le temps devient une étoile. Mais quand le conteur parle, la nuit se vêt de sortilèges, la forêt se peuple de légendes, l’oiseau s’élève au-dessus de son chant, au-dessus de son vol. Quand le conteur parle, la vie se raconte infiniment.
Chacun écoute dans le secret de ses propres fantômes. Chacun perçoit l’ailleurs qui est en lui, cet ailleurs que la lumière voile et que la nuit démasque, ce no man’s land de toutes les insomnies.
« La réalité est dans le cri du silence, autant que dans le silence des mots » avait dit un nomade, au croisement de deux pistes. Et le conteur libère toute réalité. Il transfigure le songe, lui donne corps et merveilles, en fait un présent plus réel qu’une offrande, de telle sorte que la nuit devient jour, et que le jour se coule dans une éternité.
Quand le conteur s’assied à même le sol, les enfants l’entourent dans un bruissement de rêves, et leurs sourires sont une invite à la féerie des temps, au mystère des origines.
Les enfants, ce sont eux qui révèlent le conte, comme on révèle un secret ou l’amour d’un secret. Ce sont eux qui président à l’élection du futur, eux qui ensorcellent la magie même des mots.
Des enfants, le conteur en est l’ancêtre, le frère, le fils, et le disciple. Il en est la face éclairée du sommeil. Le théâtre d’ombres de leurs regards brûlants.
Les mots s’organisent comme le sable du désert qui crée des dunes sous l’impulsion du vent. Ils cachent des serpents ou des scorpions de sens qui s’insinuent dans les neurones et stimulent les nerfs de l’émotion. Ils s’abreuvent de la clarté autant qu’ils s’assouvissent de profondes légèretés. Et leur poussière est trace indélébile sur le parchemin du temps. Les mots, sans cesse, recréent l’espace perdu dès la naissance, pour que la mort ne soit que vertige du vivant, pour que la mort ne soit que vie du vivant.
Et le conteur écoute cette clarté des mots qui ensoleille le crépuscule. Il écoute ce qu’il parle ; il parle ce qu’il écoute ; il entend le souffle de la recréation des mondes ; il entend.
Le conteur, qui est voix des solitudes, pose son regard sur chaque être, dans la profondeur de la voyance nocturne. Il parle ce qu’il voit au tréfonds des abîmes – comme on parle ce qu’on est, non de ce qu’on est. Ainsi transfiguration devient-il synonyme de magique, fugace s’articule-t-il avec merveilleux et flambant.
Le conteur, qui est voix des solitudes.
Il se penche sur son passé. Il exhume une cohorte de mots, de syllabes et de lettres ; et des pantins se dressent devant ses yeux fauves ; et l’enfance rejoint le pays d’où l’on ne revient pas ; et des gnomes, des fées et des lutins font une ronde sur ses lèvres fanées ; et le miroir se brise face au rire du destin.
Le conteur, voix des solitudes.
Il s’imagine n’imaginant plus rien ; comme une absence, une caresse ; une eau transparente et pure qui serait la source des mots et l’estuaire du silence et des mots.
N’imaginant plus rien.
Le conteur qui se tait parle d’autre chose. Il invente l’incertitude des pas sur la terre des ancêtres. Il exhorte le nomade à voyager en lui, et l’oiseau, à voler immobile. Il exhorte la femme à devenir l’oiseau qui caresse de son chant la douleur et le champ de l’absence. Il exhorte la femme à devenir oiseau.
Et la femme devient.
Elle devient ce qu’il faut taire pour entretenir le feu de l’amour ; que les braises soient les baisers, et le souffle, les années de tendresse. Que le monde s’arrondisse à la proximité des seins, et des cuisses, et du moelleux de l’âme. Que le monde se raconte. Et le conteur
écoute. Patiemment. Le monde. Qui se raconte :
« Né d’un éternuement et d’une éclaboussure, je suis un monde qui ne tourne pas rond. Mes parents sont morts bien avant leur naissance, aussi ai-je vécu bien avant d’être en vie. Et je porte sur ma peau des milliards de brouillards d’électrons qui se font appeler Hommes. Et je porte l’amour et la haine, et leurs contraires, et leur saveur de fièvre et de poison. Mais je suis Le Monde, et l’espérance du monde. Et le jour est ma lumière ; et la nuit transmet mes vérités. L’enfant devient l’oiseau ; la femme devient le nid ; l’homme cherche la fragile éternité de l’autre – et sa propre espérance. Et je suis le monde, et l’espérance du monde. Je m’offre à qui s’offre en partage ; je me refuse à qui me nie. Je suis le monde ; le foyer du geste ; la geste du verbe. Et je me crée en me criant, en éructant la vie. »
Et le conteur écoute. Et parle-et-pleure. Et rit. Il est ce monde qui se raconte.
Il est le pas du nomade immobile.
Par lui, les enfants se retrouvent dans le ventre de la Terre ; les enfants symbolisent leur toucher des autres, et leur toucher des formes impalpables ; les enfants s’envolent vers des contours nébuleux et fragiles qui font et défont les cercles imaginaires.
Le conteur est la jeunesse du monde (entendre aussi la genèse du monde) ; il est l’éternité (entendre aussi la permanence). Il hait l’éther mité.
Le conteur, voix des multitudes, qui affronte les marges, qui affronte l’impensée la pensée humaines, le miroitement olfactif et sonore des mots dans leur souffle salé ; le conteur qui s’affronte à lui-même par le manque de vérités. Qui se liquéfie dans la pierre de l’instant. Qui se couvre d’un linceul – sous lequel la mort se vautre dans un perpétuel langage – de vie, d’essence – d’eau, de feu – d’élan vers l’ailleurs qui est ici – comme le sommet – est dans l’abîme…
Le conteur passe les jours comme se tamisent les mots.
Il prend l’amour par la main du secret, lui fait traverser la rigueur et l’hiver. Il prend l’amour pour le multiplier, le partager comme un pain de misère. Le partager avec le fil des mots. Au fil des jours tramés par la mémoire. Par la voix de toute solitude. Le partager, par la voix de toute solitude.
Et le conteur, un jour, s’en va. Suivi de sa compagne. Qui ne dit rien, qui ne voit rien, qui n’entend rien.
Suivi de sa compagne. Le conteur marche comme on se quitte.
Avance vers lui-même comme on s’exile.
Avance
vers lui-même
comme on s‘exile…

Daniel LEDUC
Le Livre de l'Ensoleillement,
éditions N et B

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