vendredi 18 juillet 2008

LIVRE DU NOMBRE (3)


Le monde est plus complexe que la complexité elle-même. On ne peut le réduire au langage, ni à quelque pensée ; on ne peut le réduire à l’infini des nombres.
Le monde est le nombre, et ce qui le dépasse (le monde, le nombre). Le monde ne saurait s’inclure en lui-même ; pas plus qu’il ne saurait se franchir. Il est – un point ce n’est pas tout !
Et toute pensée – donc celle-ci – le déforme en l’oxydant.
Chacun pense son monde, même lorsqu’il n’en dit rien. C’est cela vivre, penser son monde. Subjectiver l’alentour, et l’alentour des alentours. Marcher dans des pas, et en-dehors des pas.

Agnès parlait dans ses silences, c’est peut-être là que je comprenais. Je comprenais ce qu’il faut comprendre dans un ensemble de choses, sans vouloir détailler ni séparer quelque élément. Agnès était “entière”, comme elle disait. Et c’est dans ses silences, dans ces interstices, que je captais son monde, en une globalité, inénarrable. J’ai souvent remarqué que l’essentiel se tait, qu’on y accède par d’autres sens. Peut-on dire la nuit qui tombe sur l’océan ? Peut-on l’entendre ?
Agnès n’oubliait jamais de se taire. Elle savait que c’était là où je la rejoignais.
Quant aux paroles, elles nous permettaient de mieux nous connaître. Croyait-on.

Le monde est un mot, qui comprend tous les mots.
C’est en écrivant, en décrivant, qu’on apprend à déchiffrer le monde. A déchiffrer le nombre.


L’écriture, voilà qui dévoile – strip-tease.
Je me souviens de ce frissonnement, proche de l’orgasme, lorsque j’ai écrit mon premier texte. Je me souviens de ce frissonnement, bien qu’ayant oublié le texte lui-même – était-ce un conte, un poème, autre chose ? --, de ce trouble, cet ébranlement de la raison qui donne au corps des pensées tout à la fois halitueuses et jouissives. Comme si l’eau du corps se répandait dans l’encre, avec du sang, du sperme, de cette pluie qui depuis trop longtemps ravine les côtes et les falaises internes.
L’écriture : les tripes, oui ! Ce qu’il y a dedans, ce qui suinte ; ce qui déborde du corps, ce qui est exclus. L’exclusion, voilà l’écriture. Au ban des pensées rectilignes, des ordres agencés ; à la marge, toujours à la marge… L’écriture s’arrache, de ces lieux trop communs.
J’ai découvert le mot, dans le ventre : celui de ma mère, bien sûr ; et puis le mien, empli de nourritures diverses : des voix mijotées en sauce tartare, des gestes en fricassés, des notions épluchées à l’économe, des verbes tranchés dans la langueur, des sentences aiguisées sur la pierre… J’ai découvert le mot.
Le monde et le mot.
Le monde est le mot.
L’écriture crée ce qui est. Crée ce qui n’est pas.
Voilà l’écriture.
Doit-elle tendre vers zéro ? Vers zéro, non comme absence, mais comme ce qui donne du sens à l’infini ?
Doit-elle – tendre ?

Daniel LEDUC

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