mardi 15 juillet 2008

LA MARCHE (prose)


Dans la marche, c’est le vent intérieur qui nous pousse. Et sur quelle banquise allons-nous amarrer nos soleils ?
Nous cherchons à mettre nos pas dans les pas de nos ancêtres, mais toujours nous dévions, tel l’étranger qui s’interroge sur le sens des étoiles.
Nous marchons sur des pas qui marchent sur des pas, puis glissons. Et la trace de nos rêves s’inscrit sur le passé, comme sur du sable mouillé par l’océan, et séché par le vent qui tourne dans nos têtes.
L’apesanteur est l’idée qui s’envole quand nous avançons sur des terres étrangères. Car volatile est cette idée qui prend naissance sur l’ultime continent, dans une cinquième saison. Subtile et volatile comme un ballon que le cœur remplit de mots assassinés.
La marche nous porte du centre à la circonférence, de soi aux alentours du monde. Elargir la vision du cercle ; et le cercle du regard ; et le regard de la vision ; et l’abstraction du verbe.
La marche est l’enfance. Et l’oiseau plane au-dessus de l’enfance. Il perçoit ce que le rire est aux larmes, ce que le cri est au silence. L’oiseau, la marche est dans l’oiseau, comme le vol est dans le pas qui se suspend devant l’abîme.
Nous existons pour nous frayer chemin dans la jungle des solitudes, pour chercher ce que l’on cherche, pour nous vêtir de l’amour ainsi que l’on se vêt des nudités de l’autre.
Nous promenons nos jours dans la continuité de chaque instant et dans la résonance de tout symbole. Pourrions-nous vivre à l’écart des gestes, des mots, des incertitudes ? Répondre serait déjà s’effacer dans la brume… Et la mort est encore le pas qui nous précède, l’écho qui nous annonce aux territoires absents.
La direction de nos pas rejoint celle de nos rides ; car là où nous allons se creusent le passé, le présent, l’avenir ; là où nous allons, tremble l’immobile, s’éternisent le fugace et l’ombre, et l’ombre du fugace.
Le chant du rossignol n’est que l’enfance de l’infini. Et l’horizon se dérobe face au regard qui pense ; il roule comme un tambour sous les pas du fatum ; alors, sommes-nous sûrs d’être incertains… et courons-nous vers l’indicible éternité de chaque instant, vers l’indicible éternuement de chaque vie, vers la fuite éperdue des sens, contresens et déraison.
Nous croisons souvent des gens qui s’avancent vers eux-mêmes avec la distraction d’un fantôme ayant enchaîné ses propres pensées. D’autres marchent sous l’irisation du ciel, dans la quintessence de la pluie. Ils marchent avec autant d’aisance que le danseur de corde lorsqu’il est somnambule. Ils s’accordent des jours de silence dans leurs propres paroles ; leurs gestes dans leur brièveté sont infiniment larges. Ils existent par la seule projection de leur ombre sur le mur des pensées. Ils sont ce que retient l’oubli, et ce qu’omet le verbe. La vie les a forgés en courants d’air valsant. La mort ne les prendra que par l’angle du vent, du rêve, de l’impalpable. Ils ne se soumettent qu’aux règles du passage. Dans la vacuité du temps.
Toute marche est un désir qui s’annonce, une avancée vers le corps de l’esprit, et vers l’esprit du corps. Le pas caresse, ou frappe ; glisse sur le seuil de la terre ; sur sa peau ; sur son origine et sa peau. L’homme s’en va vers la femme, et la femme s’en vient vers l’homme. Tous deux s’enlacent dans un mouvement de fuite, et de repère, et d’enchantement du repère. La nuit devient le jour dans la clarté du sens. Le jour s’assombrit jusqu’à l’évanescence, l’évanouissement des sens. La femme est l’homme dans son surcroît d’étreintes. L’homme est la femme dans son sursaut d’éclair. Tout semble, entre deux pas, paraître ce qu’il est, avant, qu’immobile, il ne soit autre, et vertige d’autre chose. Tout existe dans l’élan et se fige dans l’atteinte – et la flèche n’est plus que du bois mort au centre de la cible…
Mais le pas est là qui continue l’errance. L’oiseau est là qui perpétue l’envol. L’enfant sautille entre les flaques d’eau ou les rais du soleil, selon le désir de la terre et du ciel, selon la joie de sa peine ou la joie de sa joie ; l’enfant sautille sur des heures qui s’absentent ; et l’univers est ce point sublime qui occulte l’absence, et la crée, l’ensorcelle.
Le premier pas de l’Homme fut comme un soupçon d’éternité, l’ébauche d’une danse. Ce fut une harmonique sur la portée de l’infini. De ce jour, commença la Recherche ; de ce geste, s’avilirent ou s’ennoblirent tous les autres gestes de l’inhumaine humanité. Le premier pas de l’Homme révéla son premier cri véritable, sa première flambée d’ascendantes émotions. Car d’avancer permet de s’éloigner de l’ignorance, permet de s’approcher de l’ignorance jusqu’à toucher son vide et son néant.
L’homme et la femme, dans leur approche de l’autre, réinventent le premier pas de l’Homme. Ils s’initient au cri qu’est cette vérité de l’autre dans la gorge du plaisir et de la mort. Et l’un sans l’autre n’est qu’un boiteux perdu dans les étoiles, une chimère qui tremble face au miroir du temps.
Marcher fait respirer le cœur, fait vibrer l’obscur qui est en nous. Les pas sont des mots qui s’animent, qui enflent dans la pensée mouvante pour devenir créature du sensible, du réfléchi. Ainsi se déroulent les fils de la mémoire, du fatum, du poème, de l’amour ; se déroule le fil de l’essentiel, qui n’est rien, qui est tout ; par ces pas, hésitants ou sûrs, qui tracent sur la peau des siècles l’histoire de chaque femme, de chaque homme, de chaque désir pétri d’ombre et de lumière.
Marcher fait vibrer l’obscur qui est en nous. Le réel s’affronte à chaque pas dans son mystère renouvelé. L’oiseau est dans le monde, et sur le monde, et sous le ciel qui est le monde ; et le pas est l’oiseau, l’enfance de l’oiseau, la transparence du monde. De nous s’exilent – sans cesse – les créatures de l’ombres, celles d’un passé commun mais dissident, angélique et démoniaque, peuplé d’incertitudes meurtries.
Marcher fait courir le bruit de notre histoire sous nos tempes fragiles, de notre histoire et de celle de nos ombres portées. Nous sommes les fibres d’un canevas aux arcanes translucides mais opaques, fuyants mais recherchés, décryptés par l’indicible. Nous menons la course qui mène à l’autre course, et toujours nous égarons pour mieux nous retrouver. Le lacis de nos pensées calque ses détours sur le labyrinthe du progrès, de la science et du progrès. Et cette idée flambante que s’approcher et s’éloigner sont un même discours sur un même sentier abrupt ; cette idée que le jour et la nuit sont les mêmes faces d’un même revers ; que la lune et le soleil sont un même éclaircissement du monde ; cette idée qu’il faut et ne faut pas marcher ; que le sol se dérobe pour se consolider ; que l’amour est une haine, et la caresse un coup ; que l’amour est un amour, et la caresse un pas de plus. Vers l’éphémère éternité de l’être. Vers l’infinie précarité de l’être. Vers le silence – bruissant – de la continuité – de l’être…

Daniel LEDUC
Le Livre de l'Ensoleillement,
éditions N et B.


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