vendredi 11 juillet 2008

L'HOMME QUI REGARDAIT LA NUIT (conte)



Thomas observait la nuit et sa multitude d’étoiles. Ses yeux scrutaient cet immense tableau noir sur lequel des milliers de points lumineux clignotaient. Il lui semblait que l’univers était comme un grand livre ouvert rempli d’alphabets plus ou moins déchiffrables. Que le ciel était l’une de ces pages d’un livre aussi épais qu’un mystère.
Thomas aurait voulu dénombrer les étoiles — mais il ne savait compter.
Thomas aurait voulu feuilleter ce grand livre — mais il ne savait lire.
Il était allé à l’école, bien sûr. Mais les chiffres et les lettres avaient obstinément refusé d’entrer dans sa tête.
Thomas ne comprenait que les rêves : les siens ; et ceux qui lui étaient contés.

Souvent, le jour, Thomas dormait : il écoutait ses rêves. Ou bien il marchait dans les rues, au hasard, tendant l’oreille pour capter le bourdonnement d’un songe qui aurait pu passer par-là.
Il fréquentait aussi les cafés, car il s’était aperçu que c’était un lieu de contes et de mystères, que les gens racontaient ce qu’ils nommaient leur vie, et que des rêves y naissaient sans cesse.
Untel rêvait de voyages. Unetelle rêvait d’amour. D’autres rêvaient d’autre chose. Certains, même, rêvaient de rêves…
Tous rêvaient que le monde tournait rond.
Et Thomas écoutait…

Il entendait tant de choses, Thomas. De ces choses que n’entendent pas les gens, d’habitude ; de ces choses auxquelles nul ne prête attention.
Thomas entendait les silences qui se glissent entre deux paroles. Il entendait les gestes imperceptibles que faisaient certains mots. Il entendait la couleur et l’odeur d’une phrase quand elle est interrompue par une voix trop forte. Il entendait ce que disaient les yeux, ce que chantaient les lèvres.
Mais malgré tous ces talents, malgré son pouvoir de comprendre ce qui est tu, malgré sa science de l’écoute, auprès des gens du village Thomas passait pour un sot, pour un arriéré mental. Parce qu’il ne lisait pas, ne comptait pas, ne parlait pas tout le temps de la pluie et du beau temps, Thomas passait pour un paria, en somme.

Un jour vint où Thomas entendit quelque chose.
Quelque chose qui disait : « Je déborderai bientôt. »
C’était la rivière, auprès de laquelle il s’était allongé.
L’un de ses lieux favoris, la rivière. Un endroit de fraîcheur, de reflets et clapotis. De vie tellement intense, avec ce bond des truites, ce glissement des feuilles, ce chantonnement perpétuel de l’eau.
Et la rivière disait : « Je déborderai bientôt. Je sortirai de mon lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu. »
Allongé sur la rive, c’est cela qu’entendit un jour Thomas. Dans son rêve.

Aussi voulut-il faire savoir aux gens du village ce qu’il avait appris.
Il décida donc d’aller les voir, les uns après les autres, afin de leur communiquer le message.
Il se rendit chez le plombier et lui dit :
— La rivière va sortir de son lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu.
Mais le plombier rigola et répondit :
— Je ne crains rien ! Je domestique l’eau par les robinets et les tuyaux !
Il se rendit chez le marchand de ballons et lui dit :
— La rivière va sortir de son lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu.
Mais le marchand de ballons éclata de rire et lui répondit :
— Je n’en ai rien à faire ! Je domestique l’air par la pompe qui gonfle mes ballons !
Il se rendit chez le jardinier et lui dit :
— La rivière va sortir de son lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu.
Mais le jardinier s’esclaffa et lui répondit :
— Je ne risque rien ! Je domestique la terre par la pelle et la pioche !
Il se rendit chez le pompier et lui dit :
— La rivière va sortir de son lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu.
Mais le pompier s’enflamma de colère et lui répondit :
— Je n’ai pas peur ! Je domestique le feu par ma lance à incendie !
Il alla ainsi chez tous les gens du village, répétant les paroles de la rivière. Et tous lui répondirent : « Nous ne craignons rien ! »
Enfin il se rendit chez la boulangère à qui il délivra son message :
— La rivière va sortir de son lit pour apprendre aux Hommes à respecter l’eau, l’air, la terre et le feu.
La boulangère ne rit ni ne se mit en colère. Elle se contenta de répondre :
— Grâce à l’eau je mélange la farine, la levure et le sel ; grâce à l’air je caresse la pâte et la fais lever ; grâce à la terre argileuse j’ai un four en briques où j’enfourne la pâte ; grâce au feu je la fais cuire et en fais du bon pain.
Thomas sourit, heureux d’avoir été compris — enfin.

Le jour suivant, Thomas revint près de la rivière.
Longuement il regarda les ondulations de l’eau, et crut entendre :
« Je suis l’eau qui passe et qui féconde
Vois mes rides, vois comme je suis vieille. Je coule le long du temps depuis des siècles, des millénaires. Avant même que l’Homme ait eu un nom, je mouillais déjà la terre, faisant jaillir la vie.
Vois mes reflets, vois ce qu’ils disent du monde ; tout ce qu’ils savent de vous, les Hommes : vos lumières et vos faiblesses, vos éclats et vos ombres.
Tout ce que vous trouvez, tout ce que vous fuyez : tout cela ondule dans mon propre miroir. »
Thomas recueillit ainsi les confidences de l’eau. Il but ses paroles ; étancha sa soif de connaissance.
Et l’eau parla longtemps.
C’était comme un murmure. Qui chantonnait, parfois. Qui gémissait, souvent.

Avant de s’éloigner de la rivière, Thomas lui confia ses propres inquiétudes :
— Quand je leur dis ton message, les gens ne m’entendent pas. Ils n’écoutent qu’eux-mêmes…
La rivière parut s’assombrir. A moins que ce ne fût la tombée de la nuit…
Et des larmes tombèrent du ciel…
Thomas rentrait chez lui lorsque la pluie se fit de plus en plus violente, ruisselant sur la terre, faisant gonfler la rivière qu’elle transforma vite en torrent.
Affolé par ce déluge, Thomas courut prévenir chaque habitant. Mais une fois de plus, personne ne l’écouta.
— Nous ne craignons rien ! se contentèrent-ils de répéter.
Seule la boulangère le suivit.
Il l’emmena sur la colline où elle se mit à l’abri dans une ancienne bergerie.
Thomas, quant à lui, redescendit au village.
Il le traversa en hurlant :
— De l’or ! De l’or ! J’ai trouvé de l’or ! Venez avec moi !
Un à un les gens sortirent, et, à moitié groggy, suivirent Thomas qui les conduisit sur la colline. Là, ils s’entassèrent dans la bergerie, protégés de la montée des eaux.
Car entre-temps, la rivière devenue torrent avait pris l’ampleur d’un fleuve puis celle d’un lac ; et désormais ses eaux recouvraient creux et sillons, plaines et vallées.
Le village tout entier était englouti. Et l’on ne pouvait voir que la pointe du clocher qui émergeait encore.
Alors les villageois se regardèrent, comme s’ils comprenaient soudain ce à quoi ils venaient d’échapper.
— Et l’or ? interrogea, tout de même, une voix mal assurée.
Bien sûr, de l’or, il n’y en avait pas. Mais Thomas leur avait sauvé la vie, cela valait tout l’or du monde. Et plus encore.
Aussi le remercièrent-ils, l’embrassant, le félicitant, le louant, l’encensant, l’applaudissant sans cesse.
La boulangère se contenta de lui prendre la main et de l’entraîner dehors.
La pluie avait cessé de battre. Le ciel était chargé d’étoiles. On aurait dit une nuit d’été — en plein hiver.
— Nos enfants respecteront la Terre, dit la boulangère en se serrant contre Thomas.
Et là, parmi le monde, tous deux purent compter les étoiles. Et lire dans le ciel… infini.


Daniel LEDUC
L'Homme qui regardait la nuit,
bilingue français-arabe,
éditions L'Harmattan.


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