mercredi 30 juillet 2008

GESTES DU JOUR (4)


Le corps des femmes, les corps de femme : j’aime !
Il n’y a pas d’autre écriture possible
que celle
de l'enlacement des formes.
L’ordinateur bourdonne. Par la fenêtre,
captation des murmures de la nuit. J’aime !
Un jour j’écrirai
ce qui retient les mots,
ce qui les tord et les délivre.
La ville
est un orgasme
sans fin.
Peut-être
n’y a-t-il pas d’équilibre ;
juste quelques bras
qui s’ouvrent –
et nous retiennent.

Le chemin, ce qu’il nous montre des perspectives, ne provient-il pas des ombres du regard ? Le réel, si tenté qu’il existe, s’appuie sur le contraste, bien plus que sur le flux. Tous les ondes, les corpuscules achoppent sur la mémoire des formes, et sur ce qui nous sculpte, dans l’air du temps. Nous ne percevons que quelques angles des multiples facettes qui s’exposent ; les autres nous sont contés par l’imagination.
Le goût du café
est comme un goût de vivre,
je l’apprécie
même sous les ciels sombres.
Et la ville, par ses bouffées capricieuses,
me renvoie
dans la petite enfance,
là où l’espace
est encore
dans les mains,
et peut-être
dans la gorge.
Je chante :
ainsi je marche.

La rage fendille la pierre, plus que la masse ou que le gel, la rage fendille la pierre.
Les rues dégorgent des cris de fournaise, la masse fendille la pierre.
Et le ciment s’effrite,
le plâtre s’écaille ;
le pouvoir se disloque,
polichinelle
désossé, le pouvoir
dégueule, vomissure
despotique…
sous les pavés
la rage !

Qui dort lorsqu’on dort, quelle partie de soi-même ?
Les arbres, dans la ville, circulent auprès de l’air qui les tremble, immobiles.
Je n’ai conscience que des échos, et du palpable ; du flamboyant.
Les arbres dessinent des poumons
dans le cœur de la ville,
qui se dilatent au gré des vents ;
c’est le houppier qui nous avive.
Comment discerner ce qui ondoie, ce qui respire ? Et que savoir des confluences ?
Les arbres nous entretiennent – de la mouvance du monde.

La canicule, petite chienne qui se lève et se couche avec le Soleil, tire la langue, rendant haletantes la parole, et l’haleine. La canicule dégraisse les phrases des rimailleurs ventripotents. Jusqu’à l’os, faudrait-il tailler dans le vif, jusqu’au sang. Que les mots exsudent tous les sens contraires, au sens interdit. Qu’il ne subsiste qu’un peu de chair sur le nerf spinal, qu’un peu de fibre autour du nœud gordien. Du sperme, dans la palabre du vagin.
J’écris, comme mon frère Personne, sachant que personne ne liera, avant que la mort n’ait délié mes jointures.
J’écris, insensé, fécondant de l’obscur. Obscurcissant des marges, en émargeant mon temps. Qu’il se perde, dans la sinuosité des lignes. Que dire, soit flamber l’horizon. Pour toujours. Dévêtir. Les obstacles.
Santé !
Sentez donc le vent !

Daniel LEDUC

lundi 28 juillet 2008

GESTES DU JOUR (3)


La pente, ce n’est jamais qu’un plan qui tangue,
tantôt vers le haut, tantôt vers le bas.
C’est bien pourquoi – je monte les rues qui descendent,
comme je dévale celles qui grimpent – le sommet n’est qu’illusoire.
Et mes pas m’entraînent où la vie fait le tango ;
ganchos et boleos, colgadas et sauts ; la vie s’improvise
au gré de l’inclinaison du corps
par rapport à l’horizon. L’horizon
qui se décline selon ta vue,
dans les limites
des contours
de ta chorégraphie
pensante –
chaque pas
soulève de la poussière :
c’est ainsi que tangue
le temps.

La mémoire des villes
sourd
de la pierre,
comme un jaillissement
reclus
dans son silence.
J’ai pesé sur mon ombre
autant qu’il est possible,
et des esquilles
se sont plantées dans mon miroir.
La ville, par son squelette,
fait un bruit de charpentes
crissant
sur la chaussée
où beuglent
tous les encom-
brements.
C’est l’intestin qui stase,
les boyaux qui s’embarrassent,
le flux
dans les artères : stoppé !
La nuit même
retient
ce qui circule –
dans nos échos
de pierre.
Le pour, le contre,
j’ai pesé
leur devanture.

Encore combien de portes
nous faudra-t-il pousser
avant de découvrir
la bonne adresse ?
Je cherche à saisir
ce qu’il y a d’imprenable
dans le cœur de la ville ;
et je claudique de bar
en zinc,,
tel un crabe
soûlé
des effluves marines.
Les caniveaux
ne charrient plus
les miasmes d’antan :
ils se font balayer,
ainsi que les migrants, les parias, les putains –
que le bourgeois
puisse ballonner
en paix !
Je n’ai d’autre fortune
que des mots rapiécés ;
ce sont eux .
qui frappent
à votre porte.
Sachez !

Les femmes, voilées de leur mystère,
n’ont besoin de parures
que pour dire qu’elles sont nues.
J’aime ce qui se cache
dans l’éclat
de la lumière ;
ce qui se
dévêt
par les paroles obscures ;
l’affrontement des signes,
par les pleins et les déliés.
Le cliquetis
des escarpins
dans la nuit
débottée
de la ville :
petite averse
érotique,
sur le cœur
infini.

La route, il nous faudra la prendre
par un matin sans bruine ;
que nos pas se dispersent,
loin, devant les lueurs de la ville ;
qu’il y ait un autre cheminement
parallèle aux vertiges,
s’écartant des sentiers trop battus
et des terres trop civiles ;
il nous faudra la prendre,
avant que le gel nous saisisse,
que l’ankylose
s’empare de nos rides,
que les racines nous tirent
vers le néant.
Je monte l’escalier
de la Butte Montmartre ;
mon regard, déjà, s’en est allé
par delà
toutes
les
périphéries –
du monde.
Il nous faudra
l’apprendre…

Daniel LEDUC

dimanche 27 juillet 2008

GESTES DU JOUR (2)


Le piéton de la ville déplace son regard dans la lenteur du jour.
Chaque pas est une seconde
dans un premier temps,
un mètre déployé
par une pensée en marche ;
chaque pas s’en va
vers la face qui nous crée.
Et je m’en vais tranquille
au plus près des façades,
derrière lesquelles se vautrent
de nouvelles ombres, furtives –
comme est furtif
le mot. Je marche
en une phrase
qui traverse
les saisons.
L’allure est un écho,
au timbre
imperceptible.

Les trottoirs, souvent, s’inscrivent comme des pages
dans un livre de grêle ou de printemps.
Des vendeurs à la sauvette s’y déploient
dans des cris de mouettes ou d’échassiers ;
on y trouve ainsi des montres et des miroirs,
du temps furtif, et de la fantaisie ;
le jour s’échappe à l’approche du gendarme ;
on y trouve des pensées, subitement gaillardes ;
des gestes incongrus qu’il faudrait disséquer ;
de la moelle
dans les mots des passants.
Les trottoirs, parfois, sont les toits où s’abritent
ceux qui n’ont plus de toit, plus de porte à franchir,
sinon celle qui les porte
vers les seuls courants d’air ;
trop souvent les trottoirs nous soufflent
l’arbi-
traire – la vie
qui passe,
dévêtue
livide,
épluchée --
jusqu’au sang.

Alors même que le trafic s’accroît,
que les artères se sclérosent, que les
carrefours tournent en rond : je débarque.
Des pigeons roucoulent
comme des vagues
sur mon regard breton.
Il paraîtrait
que les places
ont toujours été prises ; que le vide
s’est occupé
des demandes sans réponses –
l’espace n’a d’infini que ses propres limites.
Parce qu’il faut traverser
au risque
de se faire aplatir,
je baisse les paupières –
jusqu’à la nuit
tombée
.
Un klaxon vrombit ;
il est temps…
d’espacer.

Le fleuve traverse la ville sous des clartés latentes ;
ses eaux miroitent l’obscur passé des pierres ;
et ce futur qui nous attend
dans l’embrasure du ciel.
Quelques nuages, lourds de souillures,
annoncent une pluie, âcre,
comme de l’acide.
Il y a des feux qui réchauffent,
d’autres qui consument.
Dans la bouche
une odeur de pétrole
brûle
mes mots.
Des lettres
se pétrifient.
Déjà.

Daniel LEDUC

vendredi 25 juillet 2008

SECOUSSE




La secousse, c’est par la secousse que le corps s’ébranle, que dans l’inertie du petit matin, la pensée redevient pensante, après avoir été, une partie de la nuit, couverte d’ombre et d’étincelles.
Chaque jour renouvelle la secousse, à partir de laquelle peuvent advenir chutes ou bonds, écroulements ou culbutes.
Secousse, pour ne pas dire saccade, puisque l’élan vital requiert une impulsion, non un bégaiement.
Pour un réveil difficile, on attendra une bonne secousse (1) comme disaient les québécois. Et quelle sera cette secousse, le jour où l’on ne se réveillera pas ?
À cette seule pensée, me voilà tout retourné. Secoué. Comme de vieilles frusques !
La mort serait-elle donc
un éternel tremblotement ?

Daniel LEDUC

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(1) on attendra un bon moment.


LE MONDE


Le monde appartient à ceux qui se lèvent dans leur tête. Le monde appartient au monde qui se lève dans sa tête. Le monde appartient au monde, à celui qui se lève au levant, qui se lève au couchant, qui se couche en se levant. Le monde appartient au monde.
Personne ne peut s’approprier le monde. Personne ne peut. Au nom du monde. S’approprier le monde.
La nature du monde est le monde lui-même. La nature est la nature elle-même. Inutile d’en faire tout un monde.
Le monde échappe au monde qui l’entoure. Il est, et il échappe au monde qui l’entoure. Comme il échappe à toute définition.
Rien ne peut échapper au monde. Tout échappe au monde, même ce qu’il retient.
Le monde appartient au monde, auquel, il appartient.

Daniel LEDUC

mercredi 23 juillet 2008

MOTS DITS SOIENT LES MOTS (2)


11
L’impossible : seule cible conforme à notre vie fugace !
Seule denrée, pour apaiser toute fringale !

Conjugaison de l’autre et de soi-même -- candeur ?
Coordination de la raison et des passions – crédulité ?
Ponctuation dans l’ordre des choses -- innocence ?
Subordination de l’état à l’être -- ingénuité ?
Proposition agissante – effarement ?
Sujet maître de l’objet – naïveté ?
Voix passive s’élevant contre l’iniquité – ignorance ?
Voix pronominale parlant des sans grade – stupeur ?

L’impossible est un devoir du présent.
Sans quoi,
point d’avenir !

12
Tu parles de la distance – qui sépare tes mots – des autres mots – réalités sujettes – aux variations du temps – l’hiver – est un profil – l’automne – une face cachée – le printemps – simple regard – l’été – c’est le passé – tes mots – dans la durée – de ce qui – s’interrompt – face aux mots – du monde – avec lequel – tu rêves – comme si – l’enfance – enracinée – sous tes paupières – jouait – aux dés – avec -- les propres syllabes – de tes – pensées – parfois – tu penses – n’être qu’un mot – qu’une virgule – qu’un tréma – un trémolo – de mots – ne figurant – sur aucune page – de dictionnaires – motif – de renvoi – vers – le néant – des formes

13
Le chant
traverse l’humanité
par ce souffle de l’âge
que propulse le diaphragme
sur les cordes vocales --
et dans les cavités.
Nez, sinus et thorax
amplifient le son
que les lèvres, et la langue
sculptent en pulsations --
telles des cordes ondoyantes.

Le chanteur, les épaules rejetées en arrière, pousse la note : qu’elle pénètre au cœur du souffle.
Il ne regarde plus le monde, il l’exhale.
Ses sens, tout entier, sont des voix, de poitrine ou de tête.
Tous ses muscles se tendent, dans la mesure du corps, qui s’harmonise avec le centre, et les autres espaces.
C’est une amplification du temps, que la note ; un air qui embrasse toute apparence, et toute réalité.

14
S’il faut renoncer
à quelque part de soi-même,
renonçons au fleuve,
à la confluence des pensées –
là où se perdent le remous,
la puissance, la teneur,
l’essence même de la vague,
le brouillonnement du temps.
La vie s’écrit par suite de gribouillis,
de postillons sur des mots ébréchés.
Mettre au propre, comme au figuré,
cela requiert l’abandon
des accords dissonants.
S’il faut rejoindre un cours,
que ce soit ce torrent
qui remonte à la source,
en se jetant à l’eau.
Et que l’estuaire n’arrache
aucune étrangeté.

15
Le bûcheron parle de la nuit, lorsque le clair de lune s’immisce dans l’obscur de la forêt : « Les arbres ne dorment jamais, ils veillent. On dirait que des milliards de mots grouillent dans leur aubier ; que cela forme des pages et des pages d’histoires. On dirait que, la nuit, les arbres décrivent le monde. »
Le bûcheron regarde sa tronçonneuse, comme s’il voyait un fauve : « Je débite de la pensée qui s’écrira bientôt ; qui est, peut-être, déjà écrite. »
Le bûcheron revoit tous ces arbres abattus. Toutes ces grumes qu’il a ébranchées à coups de lame et de machette. « Ce sont des vies qui chutent, ces arbres », dit-il simplement. Puis il se plante, le tronc souple, encore ; et se balance, au gré du vent.

16
Haute voix,
oralité de la vie qui se prononce,
le poème ne saurait rester
entre les ronces
et les pages offertes.
Il doit éclater, le poème,
à la lumière de la langue,
au solstice de la bouche,
il doit éclater.
Dans les rues, les passages, les traverses,
sur les zincs des bars louches,
au coin des maisons borgnes,
éclater !
Ce n’est qu’un peu de sang,
de bave, de sperme et de liqueur ;
de cyprine, d’insomnie,
le poème !
Un léger penchant
vers la terre.
Un
éphémère
qui se brûle
au temps.
Peau aime !

17
Les herbes folles
ne sont folles
que pour le vent.

Chardon : Plante de la famille des Composées. Du chardon litigieux au chardon à épingles en passant par le chardon intermédiaire, qui s’y frotte s’y pique : il se protège contre les malfaisants.
Chiendent : Graminée des plus communes. Pousse aussi vite que son obstination est tenace, à survivre, face à cette volonté farouche de vouloir l’extirper. Herbacée qui mord le sein de sa terre.
Fougère : Plante cryptogame. Elle répand ses larges feuilles découpées sur de grands territoires, occupant l’espace, avec cette faconde aux vents et autres pluies qui en fait un oiseau terrestre. Son ampleur provient de sa beauté.
Ivraie : Parce qu’elle peut envahir les cultures, cette graminée sauvage a mauvaise réputation. Ne dit-on pas qu’il faut “séparer l’ivraie d’avec le bon grain” ? Manichéisme, que cela ! Quant à la culture, n’est-il pas bon qu’elle soit picotée par de “mauvaises herbes” ?
Liseron : Plante de la famille des Convolvulacées. Il s’enroule, comme pour séduire la terre, dans une danse torsadée. Belle de Jour, Lys des Champs, le liseron rampe ou grimpe, exprimant ainsi la gémellité de l’immanence et de la transcendance.
Ortie : Famille des Urticacées. Il faut être diplomate avec cette plante ; savoir la caresser dans le sens du poil ; sinon, gare à l’acide formique ! Malgré cela, c’est un hôtel à papillons.
Pissenlit : Dicotylédone anémochore. Le pissenlit, diurétique comme son nom l’indique, peut être glabre, lisse, à cornes ou simplement discret. Quant au pissenlit commun, ou dent-de-lion, malgré ses fleurs fragiles, il ne capitule, jamais : sa racine pivotante se régénère à la moindre entaille. Et son inflorescence expose des dizaines de fleurs au souffle de la terre.
Plantain : Plantaginacée. Piétiné, il résiste, là où toute autre plante succombe. Il s’accroche à la vie grâce à ses feuilles charnues. Et lorsqu’on le respecte, il soigne de nombreux maux, peu rancuneux du mépris naguère subi…
Prèle des champs : C’est une queue, cette plante-là : de cheval, de rat ou de renard, c’est une queue ! Aux vertus médicinales multiples, la prèle est aussi menuisière, qui polit les éléments en cuivre. Hyperactive, en somme, cette plante-là !
Silène : Caryophyllacée. Silène, par son homonymie, est une sorte de satyre, précepteur de Dionysos, personnifiant l’ivresse, jovial mais laid. Quant à la plante, glabre ou duveteuse, elle se contente de pousser, avec son calice tubulaire qui se termine par 5 dents – de lait, pourrait-on dire.
Trèfle : Fabacée appartenant au genre Trifolium. Celui qui “a trois feuilles”, en possède parfois une quatrième, dans le seul but de sentir l’humain s’aplatir devant lui. Là, tout est dit !

Les herbes folles
ne sont folles
que pour le vent.

18
Faire du mot à mot ; épeler
chaque terme qui s’étiole
comme on pèle
un fruit trop mûr ;
voilà
que la phrase nous échappe ;
et que dans l’ellipse du jour
notre vie prend un sens,
par l’absurde et le non-sens
qui traduisent une vérité,
pas assez,
et trop humaine.
Manger ses mots
avec voracité ;
les mordre
jusqu’au sens –
qu’ils saignent d’abondance
sur le trottoir
ou le papier.
Jusqu’à ce que la lettre
rejoigne l’esprit
d’invention --
du monde.

19
La carte n’est pas le territoire”(1) ; le mot n’est pas la chose ; et qu’est donc le souffle dans la mouvance du monde ?

Lorsque tu me parles, j’entends tes gestes, tes ombres, et ton regard.
Chacune de tes syllabes fait écho dans mes poumons, comme si je respirais ta langue.
C’est un baiser charnel qu’être entendu au plus profond du ventre. Des agapes qui se nourrissent des sens. Une étreinte entre deux rives. C’est une voluptueuse embrassade, qu’être entendu. En temps réel.
Trop peu d’êtres s’entendent.
Trop peu s’accordent – avant que ne se joue leur vie.
Perçoivent l’un et l’autre
de l’autre.
Discernent. Trop peu.

20
Morsure / halètement / crampe
de la voix /
L’écriture se soumet
au râle de la conscience ;
aux désirs de l’écrit,
aux plaintes de l’oral.

Morsure / crampe / halètement
du cœur /
Les lignes
sont tracées
sans trame
ni cordeau ;
sinusoïdales ;
électroencéphalogramme
du sens.

Crampe / halètement / morsure
du temps qui nous transmet /
Par le corps
nous disons
la vie la mort
de chaque éternité ;
le reste…
étant littérature.

21
“La fortune des poésies ressemble beaucoup à celle de ces horoscopes dérisoires qu’une sorte de messager magnifique pose sur les tables des consommateurs aux terrasses des cafés.”(2)

Je n’écris que pour perpétuer l’éphémère, se dit le poète, dans son antre fauve.
Il pétrit des pages brouillonnées, comme s’il s’agissait d’une pâte qu’il espère faire lever.
Ses mots, ressassés, ne s’équilibrent qu’avec d’autres mots, prototypes. Sa mémoire ne s’allume que lors des nuits blanches. Il ne se souvient plus de ses anciennes absences.
Plus que tout autre, le poète sévit dans la matérialité des choses ; son domaine est une réalité tangible qu’il tente, encore et toujours, de ré-alizé.
La précision de sa pensée, dans les oxymores même, est de l’ordre du micron.
Rien n’est plus palpable qu’un poème ;
surtout si le vent l’arrache
d’une de ces tables
de terrasses de cafés.

22
Par la chair, le mot s’incarne dans la phrase qui jubile.
La lettre comporte l’esprit ; c’est avec lui qu’elle compose.
Elle a son propre caractère, la lettre ; toutefois, elle en change souvent.
Elle fait ses pleins, ses déliés ; ses obliques, ses boucles ; ses panses et ses queues – pour finir parfois dans un empattement.

Mais, que deviendrait le mot, sans elle ?
Et la phrase, sans mots ?
Et le discours, sans phrases ?
Et l’auteur, sans livre ?

Et le monde, sans caractères ?

“Des mots qui pleurent et des larmes qui parlent”(3)
“Un mot et tout est sauvé. Un mot et tout est perdu”(4)


Et du mystère de la langue, je n’en souffle mot…

23
Comédien, mon frère, tu écris dans ta parole, dans la recréation du texte. Non que tu ajoutes, ou tranches, ou transformes : tu intonnes.
Ta parole est ton corps. Ton corps est ta voix.
Et face aux passions que tu dois reproduire, la distance et le sang-froid sont tes seuls maîtres(5).
Te voilà sur le plateau, te voilà dans une grange, te voilà dans la rue – qu’importe ! –, tu es un personnage. Le public, ton miroir.
Tu représentes ; tu joues.
Entre tes dents : le monde.
Là, devant : l’attente ; l’accueil de la mimèsis.
Là, derrière : les grands frères aujourd’hui disparus ; Molière, Talma, Lemaître ; Rachel, Bernhardt, Guitry ; Jouvet ; Philipe…
Et dans ton cœur, un seul cri :

Mots dits
soient
les mots

Daniel LEDUC

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(1) Phrase d’Alfred Korzybski, fondateur de la “sémantique générale”.
(2) Francis Ponge, Le parti pris des choses.
(3) Abraham Cowley.
(4) André Breton.
(5) Ainsi que le préconisait Diderot dans son Paradoxe sur le comédien.

mardi 22 juillet 2008

MOTS DITS SOIENT LES MOTS (1)


1
Engloutis par un maelström de souvenirs
des mots d’enfance remontent à la surface
lorsque la bouche évoque, ce que nie le regard
ou que l’oreille perçoit, ce que la peau délaisse.
L’âge venant, l’oubli est un cercueil
qui protège la vie en en faisant le deuil ;
mais la vie ressuscite plus forte que la vie
et quand on l’assassine elle se relève et crie :
« Le ruisseau meurt dans la rivière,
la rivière dans le fleuve, et le fleuve dans la mer.
Mais où meurent les oiseaux
qui meurent sur la frontière ?
Où partent les nuages
lorsqu’il n’y a plus de vent ?
Et les chiens errants
à qui sont-ils fidèles ? »
La vie crie, déchirant ses blessures,
offrant sa vulve
à la mort
qui geint
en mourant
de plaisir.
La vie est une déchirure
qu’il faut rapiécer
sans cesse,
et que sans cesse
il faut tisser. Toile d’araignée
où se prennent les pensées,
la vie panse ses propres maux
dans la panse
du temps.
Chatte de vie, chienne de vie,
qui miaule, aboie,
feule,
griffant et dégriffant ses rêves,
marquant ainsi son territoire
de la forme à la fluidité
des espaces infinis –
la vie nous soulève,
et nous portons la vie.

2
À contre-jour ;
les vérités n’apparaissent qu’à contre-jour,
dans ce voile de poussière
qui les protège de la lumière
et des autres éclats.
Entre deux mots,
entre deux regards fuyant les secondes,
l’apparence se déchire dans un souffle ;
et l’on s’expose
par ces infimes squelettes
que sont nos déchirures,
nos vrais éclats de voix.
La vie parle en chaque instant qui passe
disant ce qu’il faut lâcher,
ce qu’il ne faut pas perdre ;
le tout
étant de savoir écouter
la vie comme elle passe :
c’est un café serré
qui coule dans la gorge du monde,
mettant à vif
les nerfs
de la pensée.
C’est une parole aléatoire, que la vie ;
les mots se posent comme ces pigeons
qui picorent çà et là
des restes d’humanité. Ils vont
où les miettes subsistent,
les mots,
avec leurs ailes qui battent
au rythme
de sons
stochastiques
comme le sont les sens
de la vie.
La parole, qui se digère elle-même,
lorsqu’elle atteint le mur du son,
peut enfin résonner
à l’oreille
comme un murmure éclatant
qui conjugue l’intime et l’infini.
C’est alors que l’écoute advient,
que le réel se penche sur l’Homme,
qu’il dit sa vérité,
que toute chose est prête
à concevoir.

3
Sous l’Arbre à Palabres, les Anciens
écoutent le vent calamistrer le ciel
avant de prédire l’orage
qui soulèvera la nuit.
Toute sagesse connaît l’attente,
l’observation des mouvements terrestres,
celle des gestes minimes
dont l’Homme se revêt, quand même
il se penserait immobile.
Une parole ne se conclut qu’avec l’accord du temps :
le vieillard s’en persuade ; et le jeune l’assimile
au contact des rides
que font des pierres
dans l’eau.
Il faut dire que parler,
c’est résonner en l’autre –
le reste n’est que perte
ou que conjonctures.
Parler, par les temps qui courent,
ressemble à du silence
entrecoupé d’une intention,
comme si se taire
disait
déjà.

4
Les Mots sont-ils la première source d’orgasmes ?
Le dernier spasme avant la nuit ?
Que le gène FOXP2, gène du langage sur le chromosome 7,
permette l’élocution, l’apprentissage de la grammaire,
cela donne à penser
ce que ne pense la pierre,
dans sa constante ankylose,
fatiguant
les ombres
de la nuit.
Et ce spasme,
que l’on ne maîtrise guère
lorsqu’on parle
avec la mort…
que dit-il
de nous-mêmes ?
Le comédien se lève
dans la parole qu’il transmet,
et ses gestes
monopolisent
les interstices de la pensée.
Toutes les vies,
si belles soient-elles,
sont des actes manqués.
Le comédien s’empare
des scènes occultées,
pour en extraire l’essence
qu’il projette
sur la flamme.
Toutes les vies
sont des rôles
qu’il nous faut désapprendre.
Le comédien sait
ce qu’il doit ignorer ;
il se souvient toujours
de ce qui s'efface --
et le plateau résonne
de ses pas, de ses mots,
traversé par la marche
de la chronique de l’Homme.
Le comédien
s’affronte,
comme un miroir
sans tain.

5
Quand le griot chante
et que les oiseaux planent dans le ciel,
la voix du peuple se fait entendre,
avec
des accents graves,
un sens aigu
des récriminations.
Le griot projette sa parole
sur la cime des arbres,
d’où pleut l’avenir,
malgré la sécheresse
et la faim.
Le griot joue dans la nuit
une musique ensorcelante,
que les djélis ses frères
répercutent
jusqu’au tréfonds du ventre.
L’Afrique est une parole dansante
qui exsude
le trop-plein de sève –
sachons accueillir
une telle résonance !

6
Les femmes nous disent
le quotidien des formes ;
ce qu’il faut danser
avec les contours,
et la pâte
de la pensée.
Elles sont en prise avec ce qui tournoie,
comme avec ce qui gravite
autour du corps ;
et d’un mélange d’eau et de soif
elles fondent
le désir du monde.
Les mots, parfois, tombent à propos,
ou alors ils tombent…
mais la chute de la parole
rebondit sur les lèvres,
et ce bas devient un haut.
Il n’y a pas de nature
autre
que les symboles ;
et ce que l’on dit
rejoint
ce que l’on est –
dans la mouvance des eaux.

7
Le sommeil, le voilà qui s’endort lui-même,
et que dans cette nuit sans ailes
renaît l’insomnie.
Il y a des mots à ne pas confondre avec des gouttes de pluie. D’autres qui éclatent à la moindre averse. Et ceux qui ne s’ouvrent qu’en présence du soleil.
Il y a des mots qui meurent lorsque meurt le silence.
Des personnes qu’on oublie dans la gueule du monde
sans savoir ce qu’ils disent
d’étranges vérités.
Il faudrait pouvoir écouter chaque naissance,
du jour, de la nuit, des femmes, des enfants.
Écouter certains hommes
qui n’ont plus de parole,
nous dire
l’humanité.
Des mots font office de murailles ; d’autres, de drapeaux. Les plus beaux s’élèvent dans leur propre ciel, investis par les seuls courants d’air, transcendance des vents.
Le mot se suffisant lui-même
ne serait-ce pas
le mot ?
Auquel on n’ajoute
qu’indolence ?

8
Nous marchons dans une allée qui longe la rivière. L’été sera pluvieux, lance un pêcheur. Nous nous regardons comme si le temps n’appartenait qu’aux autres. Le courant se dilue en lui-même ; les truites feintent avec le jour. Nous glissons sur une terre trop grasse, nourrie de végétaux, de sédiments, de siècles. La brise de ce matin s’est coulée dans les arbres. Nous ne connaissons que le nom des oiseaux. C’est toujours un clapotis qui surprend les grenouilles. Nous allons au devant de nos pas. Que la nature est convulsive, prête à anticiper ! Nous disons des choses sans importance.
L’important, c’est de les dire…

9
La répétition d’un mot n’est pas un bégaiement, mais une attirance incoercible pour ce mot. Il en va de même pour le corps du langage : l’appétence peut se transformer en une boulimie, vorace, incontrôlable. Il est donc indispensable de surveiller sa langue, afin qu’elle ne glisse dans les fondements de la syntaxe, ou dans les fentes de la stylistique.
Cet avertissement vaut pour le lecteur, de même que pour l’auteur.
L’auditeur, quant à lui, peut faire la sourde oreille.

10
Certainement les certitudes n’ont pas leur place dans un ouvrage qui se veut réflecteur.
L’écriture, elle se penche. La tête écrit par-dessus les pensées, ne dominant que des ombres dormantes.
Mais rien, pas même le geste, n’est automatique. Même dans le rêve, pas d’automatisme : des mouvements de danse qui s’improvisent d’après les souvenirs et les autres affects.
Jamais rien n’est donné dans l’écriture. Ou bien tout est donné.
C’est selon.
Selon le regard
qui se penche.

Daniel LEDUC

lundi 21 juillet 2008

BEAUTÉ DU MONDE (poème)



La beauté du monde s’enveloppe dans la clarté,
se révèle par l’interstice
entre l’apparence et le vrai.
La fluidité dans le vol, dans l’élan,
dans le ruissellement des formes ;
le chatoiement du soleil sur la vague
ou bien sur l’horizon fantasque ;
les fractures dans le roc,
les craquelures de la terre ;
le chevauchement des couleurs
ou des sons qui s’enchantent ;
le corps
et puis la vie ;
ce regard qui soulève
au cœur d’un ciel de traîne
un envol de drennes et de nuages.
La beauté convulse.
Dans un chant
stellaire.
L’opacité du monde.

Daniel LEDUC



dimanche 20 juillet 2008

L'AUTOMNE (poème)


Ce qui confère à l’automne un mystère
n’est-ce pas de n’être plus l’été, et pas encore l’hiver ?
De s’immiscer dans des couleurs secrètes
qui appartiennent à l’ombre, tapie dans la lumière ?
D’inonder la forêt de pas qui se cherchent
sous des tapis de feuilles et des cris de bois mort ?
D’être le tableau, le cadre et le pinceau ?
Chaque être qui s’aventure hors de lui-même
afin d’effleurer ce qui meurt,
ce qui vit sous d’autres latitudes ;
chaque être franchit l’automne
en ses phosphorescences.
Il faut savoir que les saisons s’inventent
tout aussi bien par le regard
que par les autres temps. Que l’automne
est une mémoire autant
qu’un étonnement.
Pensée qui tangue
entre un nuage
et son reflet sur l’eau.
L’automne
est un mot qui résonne…
sans voix et sans écho.

Daniel LEDUC

PAROLE (poème)


— Que portes-tu dans ta gibecière
toi qui ne chasses que l’ennui
et ces silences qui nous oppressent ?
Que portes-tu de si menu et de si large,
de si vaste et d’invisible ?
— Le secret qui fait valser les doutes,
et qui donne à la conscience
l’élévation de l’arbre
vers d’innocents nuages.
La voix que l’on n’entend
qu’au bord de l’eau,
fleuve ou fontaine,
mer ou cascade.
L’image qui se reflète
derrière tout ce qui tremble,
feuilles au vent,
murmures d’automne,
ailes d’un oiseau.
— Tout ça, ce ne sont que des mots.
— Oui. Des mots.

Daniel LEDUC

samedi 19 juillet 2008

LA FOULE (poème)


Dans la foule se reconnaissent les anonymes
par leur visage exprimant les ferments de la terre,
les rides et les sillons
le regard et la graine
le sourire et le vent
les larmes et les pluies de l’hiver.
C’est en marchant ensemble
et dans des sens contraires
que les hommes donnent du sens
à la vie. En se frottant
les uns contre les autres,
avec leurs habits
de mots, de mémoire, de masques,
de mimes, et de musiques ;
avec ce qui transpire
par leur peau et par
tout ce qu’ils taisent. Les hommes
croissent en se croisant,
décroisent les murs
qui séparent les jours,
et le jour, de la nuit.
En se croisant
du regard, du torse ou de la paume,
les hommes s’approchent d’eux-mêmes
de ce qui est flambant
juste derrière les yeux
derrière le front qui pense
au creux du cœur qui luit.
Plus la foule est immense,
plus le ventre palpite
dans ce cercle
infini. Foule qui avance…

Daniel LEDUC

vendredi 18 juillet 2008

LIVRE DU NOMBRE (3)


Le monde est plus complexe que la complexité elle-même. On ne peut le réduire au langage, ni à quelque pensée ; on ne peut le réduire à l’infini des nombres.
Le monde est le nombre, et ce qui le dépasse (le monde, le nombre). Le monde ne saurait s’inclure en lui-même ; pas plus qu’il ne saurait se franchir. Il est – un point ce n’est pas tout !
Et toute pensée – donc celle-ci – le déforme en l’oxydant.
Chacun pense son monde, même lorsqu’il n’en dit rien. C’est cela vivre, penser son monde. Subjectiver l’alentour, et l’alentour des alentours. Marcher dans des pas, et en-dehors des pas.

Agnès parlait dans ses silences, c’est peut-être là que je comprenais. Je comprenais ce qu’il faut comprendre dans un ensemble de choses, sans vouloir détailler ni séparer quelque élément. Agnès était “entière”, comme elle disait. Et c’est dans ses silences, dans ces interstices, que je captais son monde, en une globalité, inénarrable. J’ai souvent remarqué que l’essentiel se tait, qu’on y accède par d’autres sens. Peut-on dire la nuit qui tombe sur l’océan ? Peut-on l’entendre ?
Agnès n’oubliait jamais de se taire. Elle savait que c’était là où je la rejoignais.
Quant aux paroles, elles nous permettaient de mieux nous connaître. Croyait-on.

Le monde est un mot, qui comprend tous les mots.
C’est en écrivant, en décrivant, qu’on apprend à déchiffrer le monde. A déchiffrer le nombre.


L’écriture, voilà qui dévoile – strip-tease.
Je me souviens de ce frissonnement, proche de l’orgasme, lorsque j’ai écrit mon premier texte. Je me souviens de ce frissonnement, bien qu’ayant oublié le texte lui-même – était-ce un conte, un poème, autre chose ? --, de ce trouble, cet ébranlement de la raison qui donne au corps des pensées tout à la fois halitueuses et jouissives. Comme si l’eau du corps se répandait dans l’encre, avec du sang, du sperme, de cette pluie qui depuis trop longtemps ravine les côtes et les falaises internes.
L’écriture : les tripes, oui ! Ce qu’il y a dedans, ce qui suinte ; ce qui déborde du corps, ce qui est exclus. L’exclusion, voilà l’écriture. Au ban des pensées rectilignes, des ordres agencés ; à la marge, toujours à la marge… L’écriture s’arrache, de ces lieux trop communs.
J’ai découvert le mot, dans le ventre : celui de ma mère, bien sûr ; et puis le mien, empli de nourritures diverses : des voix mijotées en sauce tartare, des gestes en fricassés, des notions épluchées à l’économe, des verbes tranchés dans la langueur, des sentences aiguisées sur la pierre… J’ai découvert le mot.
Le monde et le mot.
Le monde est le mot.
L’écriture crée ce qui est. Crée ce qui n’est pas.
Voilà l’écriture.
Doit-elle tendre vers zéro ? Vers zéro, non comme absence, mais comme ce qui donne du sens à l’infini ?
Doit-elle – tendre ?

Daniel LEDUC

LIVRE DU NOMBRE (2)


Rien n’est plus beau qu’un sexe de femme, par où sort ou peut sortir la vie, par où l’homme peut pénétrer, comme il pénètrerait dans une zone immortelle. La vulve est une plante, oui, exhalant une odeur de terre mêlée de miel, une odeur d’être(s) en immanence. C’est, bien sûr, la bouche du monde, celle qui fait parler le monde. La vulve est regardée, autant qu’elle regarde – ce qu’elle voit : les reflets ondoyants de l’homme dans ses aspects les plus fragiles.
Le corps -- et tout ce qui sort du corps -- est noble. Ce sont certaines idées sur le corps qui puent, sont sales, infectes et dégradantes. Les religions nourrissent de telles idées, mijotées sur des fourneaux sectaires, et mortifères. Les religions dénaturent la nature, décortiquent le corps. Le corps est un, et la conscience lui appartient ; l’esprit, l’intelligence, quoi que l’on nomme qui en émane, tout est corps. Le corps fait corps avec lui-même, l’on ne peut en détacher la pensée, ni toute autre exhalaison.
Rien n’est plus éloquent qu’un sexe de femme ; rien n’est plus parlant. Les lèvres s’ouvrent sur le fond des choses, ce fond que l’on n’atteint que par abandon. Abandonner ses postures, ses paroles amidonnées, ces raideurs qui ne sont pas la propre bandaison. Abandonner l’abandon lui-même, en une fraction, s’éclater comme une grenade. La dispersion permet de reconstruire, de se rassembler autour d’un nouveau feu. L’amour n’est pas une mort, mais une transhumance. Une métempsychose, peut-être. L’amour sonne un autre éveil. L’acte d’amour est cette secousse qui nous recrée.
Le corps, le corps dit en permanence ce qui en fut exclus : cette sexualité à laquelle hommes et femmes se confrontent, manquant de parole souvent ; ou bien parlant en détournant les mots, comme s’il s’agissait du regard. La brutalité est toujours dans le non-dit, la souffrance dans le mutisme – et le sexe résonne ainsi qu’un son trop sifflant, inaudible. Frère du silence, la verbosité – qui en dit plus long sur le sujet, que sur le verbe : ainsi, faire l’amour devient-il une parade, pour le cirque que l’on fait aux autres et à soi-même.
Le corps prend corps dès qu’il est nommé ; dès qu’il est pensé, même. Il est le contraire de l’abstraction possible ; il s’impose ainsi qu’un pique-assiette, avide de sensations et de nourritures terrestres. Penser au corps de quelqu’un, voilà qu’apparaissent son odeur, sa teinte, ses articulations, ses formes, ses anamorphoses, même. Car le corps est comme un tableau qui ne se révèle que sous certains angles : c’est souvent par la parole avec autrui que l’on accède à certaines zones secrètes de son corps – zones secrètes ne signifiant pas, en l’occurrence, zones sexuelles, mais zones interdites au premier regard, zones franches qui disent une improbable vérité.
Le corps est donc parole ; signifiant avide de signifiés.

Le corps d’Agnès me disait tant. Il agitait les sens. Je ne pouvais l’effleurer sans ressentir la force et la fragilité du monde. Chaque grain de peau était comme un verbe prêt à se laisser conjuguer. Il me semblait alors que je pouvais écrire le livre de toutes les sensations.
Je caressais ses pieds en sachant que le sol les caressait sans cesse, je les embrassais comme une terre natale de laquelle on ne peut se détacher. Je lui léchais les orteils, petites herbes sauvages, et tout son corps se raidissait. C’était une raideur semblable à un murmure ; un premier chiffre dans un nombre étonnant.
Ses cuisses, elle me serrait entre ses cuisses, et ma tête était dans un étau moelleux. Ma tête emplie de vagues, de limon, d’écueils, d’échappées souterraines. [ L’amour est un écueil m’avait dit un marin Je crois que c’est le voyage qui est ainsi ] Remplie d’échappées souterraines. Ma tête ampli, résonance. Envies. En vie.
Comme une langue en dit plus long par ses intonations et par ses courbes, je glissais la mienne sur sa vulve, entre ses lèvres, sur son clito, entre ses points de silences et de cris. Je glissais ce que j’avais à lire sur les sens.
Je caressais son sein avec ma joue ; je caressais ma joue avec son sein ; je caressais mes caresses. C’est dire combien la peau est palimpseste.
Je caressais ce qu’il y a d’innombrable dans l’infime, de renaissant dans le mortel.
Agnès, elle me couvrait de ses râles qui n’étaient que points de suspension, elle, et les autres en elle qui m’avaient précédé, ceux en elle, qui me succéderont. Tous me couvraient. De leur chair. Im. Périssable.
La nuit, il n’y a pas d’autre échappatoire que d’être, dans le corps de l’autre, d’entendre, cette voix du corps, avant, que l’aurore n’éteigne, l’obscurité, du sens. Pas d’autre, échappatoire,

Le corps est parole, on le dit en l’aimant. Le corps.


Quand je fais l’amour, je me démultiplie ; je veux dire, mes sens se démultiplient ; je veux dire, ce que je signifie se démultiplie. Et se démultiplie la multiplication elle-même.
La sensation de sentir son corps dans le corps d’autrui attribue à l’être une chair de parole muette. Comme s’il s’agissait d’un supra langage ou d’un infra silence ; quelque chose qui a à voir avec l’impossibilité de dire.
On ne peut traduire les langues inconnaissables, et l’acte d’amour fait partie de celles-ci. Tout au plus peut-on noter quelques indices, d’infimes traces qui indiqueront un sens. Le corps parle d’une parole cryptée, et cependant, combien cette parole est-elle universelle, par-delà même l’espèce, par-delà même le temps, et le temps du non-temps.
Je fais l’amour, une foule est dans mes rues, l’enfance et le présent, l’adolescence érectile, la vieillesse tapie au coin du sens. Je fais l’amour, tout ce qui me rassemble se disperse autour de moi, ce qui m’éparpille se joint en un nouvel essor, c’est la ruche qui essaime pour conquérir la ruche.
Je n’ai que mon corps pour monder, pour être-au-monde, ainsi.
Dans le corps d’autrui, je n’ai que mon corps. Dé-mul-ti-pli-é.

Agnès, elle avait dit que c’était transitoire, que l’amour est transitoire, passage entre deux temps avec lesquels on se débat, l’amour, gué entre deux rives, poisson-pilote entre deux eaux, elle avait dit, et je taisais mon désespoir, l’adolescence du désespoir, restée en moi, malgré la trentaine, malgré, surtout, les illusions perdues et autres violences romanesques, elle disait Agnès, qu’aimer revient à tendre la joue pour une caresse, comme un enfant, tendre la joue, attendre cet effleurement qui dit qu’on est au monde…

Je n’ai que mon corps pour cela, être au monde. Que mon corps. La multitude de ce qu’il y a. Dedans.
Le corps est encore, la seule certitude, ce qui demeure, après le doute.
Je fais l’amour dans un terrain vague, je veux dire le sexe est un terrain vague, un no man’s land entre le civilisé et le sauvage, entre l’acquis et l’inné. Et, gardons cela, cette pulsion qui transcende la raison, qui justifie la raison encore balbutiante de l’espèce, gardons ce fugitif que d’autres nomment spontané, et d’autres encore, naturel ou bien chose que l’on peut palper du regard. Gardons-nous de le perdre, cet objet de fantaisie que nulle raison ne peut réduire à un concept, ou, à un chiffre, ou à l’équivalent. L’homme (la femme), la femme (l’homme) sont des animaux singuliers qui tentent de nier leur essence, et combien de religions faudra-t-il pour cela ? combien de leurres pour masquer la source ? combien pour tordre les cuillers qui tournent dans les bols du matin ?
Je fais l’amour pour cela, tordre ce qui tord, rendre gorge aux faux-parleurs.
Les beaux parleurs, eux, inventent leur vie. Et c’est toujours ça de gagné !
Gagner sa vie, oui ! avec l’imaginaire (ce mensonge qui dit toujours la vérité). Gagner la rive, pour, encore et encore, pouvoir -- traverser.


L’espoir est dans le regard des Hommes.
L’horizon est là, qui nous attend. Il nous fait avancer sans que nous puissions l’atteindre, point suprême d’une image à construire. Car nous nous construisons grâce à l’horizon ; qu’il soit bouché, et nous ne savons plus quelle pierre ajuster.
Nous sommes des animaux de l’horizon.
Notre regard passe par-dessus les hautes herbes, il s’éloigne de nous, tel un boomerang, afin de revenir, chargé de nouveaux espaces. Et toujours, nous nous nourrissons de ces nouveaux espaces, nous nous consolons de n’être point : oiseau. Nous, les Hommes, avec nos ailes de paroles et de nombres. Le vent nous imagine, lorsque nous pensons.
L’espoir, moteur du souffle, éolienne qui fournit le courant de la vie.
Nos sociétés, trop souvent, ne savent insuffler l’espoir ; elles chantent dans le grave là où il faudrait proclamer l’aigu.
Et pourtant combien l’Homme a-t-il de ressources en lui ! Combien peut-il se surprendre lui-même !
Faisons confiance à l’Homme, à présent faisons confiance à l’Homme. Car, s’il peut détruire avec une rage insoupçonnable, il peut aussi bien regarder l’horizon, se dire qu’il lui faut l’atteindre, avancer avec courage, tout en sachant, que c’est la marche qui compte.
Il peut regarder, l’Homme. Regarder, au lieu de voir.
Regarder. Garder l’espoir et ce qui meut. Bousculer cette inertie de l’être. Cette négation. Bégayante.
L’Homme, et son humanité.
L’Humanité en est au stade de l’enfance. Accordons-lui donc du crédit, à cette Humanité. Puisque, comme nombre d’enfants, elle est capable, aussi bien, de charmer et de faire des caprices, d’étonner et de décevoir, d’apprendre et d’oublier, de réfléchir et de s’enflammer, de construire et de détruire, de casser et de réparer, de faire souffrir et de câliner…
L’Humanité, cette enfant qui joue avec les allumettes -- allumera-t-elle le feu pour se réchauffer ? Ou bien mettra-t-elle le feu à son propre foyer ? L’Humanité qui flambe.
L’Humanité qui flambe…
Guerre à la guerre ! Guerre à toute action mortifère, que les armes soient désarmées à la face du futur !
Face à la face du futur, que les armes rendent l’âme, pour tous et pour toujours !
Mais il n’est pas temps : l’enfant joue aux fléchettes ; il n’est pas temps d’être mûre. L’Humanité, danse autour du feu, saute par-dessus, se brûle, et recommence…
Et recommence…


Qui a donc inventé la mort ? L’Homme, dans sa conscience de lui-même. Sans conscience de la mort, il n’y a pas plus naissance que mort ; il y a seulement : début et fin.
Ainsi l’arbre est-il vivant avant même d’être là ; vivant, après n’être plus. La pierre est-elle vivante aussi (n’est-elle pas constituée de mouvements atomiques ?).
L’Univers, le Multivers, le Versquoi, tout ce qui existe et ce qui n’existe pas, peut-être est-il en nous, comme une matière tangente ? Peut-être sommes-nous en nous-mêmes ainsi que des calques qui copient des possibles ? Peut-être.

Agnès ne supportait pas peut-être. Elle disait : « oui ou non, jamais peut-être ». Les incertitudes, elle les vivait comme des faux-fuyants ; les probabilités, quant à elles, lui donnaient des sueurs, froides.
Agnès, je l’ai connue à un moment de l’existence où le doute guidait mes pas. Je zigzaguais, sans doute. Agnès, elle ne supportait pas ! Elle disait : « ou tu es sur ton pied gauche, ou tu es sur ton pied droit, jamais sur les deux à la fois ». Fallait-il donc marcher à cloche-pied ?
Agnès, une énigme, Agnès…
Elle ne dormait jamais nue, arguant que le corps est fait pour la lumière. Et que la nuit…
Nous ne faisions l’amour qu’en plein soleil, sur le lit, en plein soleil. Les jours de pluie, nous pensions que nous le faisions, c’est tout.
Et la mer, elle avait peur de la mer, non parce qu’on peut s’y noyer dedans, non parce qu’elle paraît sans fond, non pour des raisons “raisonnables” ; mais à cause de son bruit de vagues, si répétitif, et si différent parfois. A cause de ce bruit qu’Agnès qualifiait « de trop émouvant ». « On ne sait pas ce qu’elle dit vraiment, tu comprends, la mer, on ne sait pas ce qu’elle dit », voilà, c’était Agnès.
C’est toujours elle, sûrement.

Peut-être sommes-nous en nous-mêmes, avec cette impression d’être au monde. Il faudrait que nous renaissions, sans cesse.

Daniel LEDUC

mercredi 16 juillet 2008

LIVRE DU NOMBRE (1)


1

Si la rotondité de la Terre, qu’Aristote avait démontrée par une incomplétude -- "Lors des éclipses, la Lune a toujours pour limite une ligne courbe : par conséquent, comme l'éclipse est due à l'interposition de la Terre, c'est la forme de la surface de la Terre qui est cause de la forme de cette ligne" (1) --, si cette sphéricité n’était pas aplatie aux deux pôles, combien les Hommes pourraient-ils croire en l’idéal des formes, avec cette même foi qui les illusionne lorsqu’ils observent un coucher de soleil. L’apparence est trompeuse pour qui la lumière est vive, et ténébreuses les ombres ; l’apparence, qui pourtant, est cette peau des jours grâce à laquelle le monde se protège de lui-même.
Ainsi, le désert est-il peuplé d’innombrables ; le vide, plein de matière sombre ; et ce qui nous enchante, transparent d’interstices.
Nous n’entendons qu’échos, ne voyons que reflets, ne sentons que l’odeur qui masque les odeurs. Toujours, la vérité est ailleurs, dans sa non-existence.
Ton regard, comme des milliards de pixels fait des milliards d’étoiles. Le regard est un monde qui recrée l’univers – sans lui, pas de lieux ni de temps, ni d’acteurs informels.
Je suis conscient de ce qu’un mot glisse autant qu’un parquet trop lustré ; s’y rompre les jambes ne fera de nous ni des sots vides ni des Toulouse-Lautrec, pleins de feux. Attention à ne pas se prendre les pieds dans ses propres lacets…
Ton regard, disais-je, est un océan barbare : on n’en connaît ni les abysses, ni la surface, d’ailleurs. Le profond et le superficiel sont jumeaux dans leurs ombres.
L’œil écoute (Claudel le savait bien). Il écoute les couleurs qui s’immiscent dans la conversation des corpuscules et des ondes. Il écoute aussi les vibrations de tous ces passés qui tissent le présent. L’œil écoute : pour que l’inconcevable soit entendu. Pour que l’Homme avance dans la compréhension de ses propres limites – qu’il enfreigne de telles lois.
Vivre devient alors violer toute frontière.
Mais voilà que ma mémoire m’impose un récit :

Dans ce train qui m’emmenait vers l’océan, avec, dans mes pensées les plus abruptes, une sensation de vide, je me fuyais moi-même ; je fuyais tous ces mots qu’Agnès m’avait dits juste avant la rupture. Je l’aimais, cette Agnès, autant qu’il est possible de se déposséder. Dire que j’étais en miettes serait un euphémisme : je me répandais comme une vulgaire flaque d’eau.
Seul dans le compartiment — c’était une époque presque lointaine — je n’étais plus qu’une mare, qu’un brouillard sur la lande. Je n’entendis ni le coulissement de la porte, ni le craquement de la banquette, mais la vis face à moi, cette vieille femme, à la chevelure hirsute. On aurait dit qu’elle sortait d’un violent courant d’air, d’une frayeur sans nom. Elle était assise, là, comme du vent.
Par la vitre je regardais filer, non le paysage, mais ma propre vie. A trente-deux ans, il me semblait être un vieillard perclus de pensées arthritiques. Depuis qu’Agnès m’avait lâché, je chutais dans mes propres abîmes… Et n’eût été cette irrépressible curiosité de l’être, je me serais laissé aller en lambeaux, devenir une vieille fripe dépourvue de côtes et de vertèbres.
La vieille en face de moi lisait un livre à la couverture entièrement noire, sans la moindre inscription dessus. C’était étrange de voir un tel livre, sans nom, sans titre, sans même l’épaisseur d’un livre. Un livre qui n’était pas un livre.
Et la vieille lisait comme on peut lire dans un train : avec cette attention profonde, et distraite en même temps.
Sans relever la tête elle s’adressa à moi :
— Vous m’avez l’air bien sombre, jeune homme (elle disait comme dans l’ancien temps), quelle est la cause d’un tel “ennuagement” ?
Alors je lui parlai de cette rupture que je vivais comme une extraction. Non, elle ne tenta pas de me consoler, elle ajouta :
— Lorsqu’on a la vie devant soi, il faut la regarder en face ; ne pas baisser les yeux, jamais ; ne pas baisser les yeux…
Elle dit cela, une évidence, et je sus que j’allais mieux tout en imaginant que c’était illusoire. J’allais mieux. Plus rien ne m’emportais, ni le train, ni la pensée, ni l’ailleurs : j’étais enfin ici, en moi-même, là où le corps existe, où la matière est la seule denrée du monde.
Par la vitre, le paysage était toujours le même, toujours différent. Immobile, mouvant. Sons. Regards.
Lorsque je tournai la tête, la vieille n’était plus là. Seul, son livre mourait sur la banquette.

Vivre devient alors violer toute frontière. Toute frontière en soi. Préservant autrui.
Il y a un monde entre les-lois-et-les-principes et sa propre éthique. Libertés n’existent qu’en fonction de l’autre, bien sûr, dans un total rayonnement avec soi-même. N’est libre que ce qui livre et qui délivre. Tout le reste n’est que ratures.
Et les ratures, je connais bien. Celles sur les pages noircies. Celles sur les nuits blanches. Celles sur des corps alanguis ou sur des corps disant. Toutes ces ratures que sont nos rides, nos sillons sur nos veines. Et comme vivre c’est oser, de même, vivre c’est rater, c’est brouillonner sans cesse.
Dans le brouillon, il y a des pensées qui surnagent, les plus ou moins humaines, celles qui collent à la peau. Ce sont toujours les pensées vacantes, libres d’elles-mêmes, qui mènent au chemin. C’est en errant que l’on trouve les portes qui se dérobent, c’est par la sinuosité que l’on va droit au but. Les rêves sont là pour le comprendre.
Dans le sommeil, je ne sais si la nuit est en moi ou en-dehors de moi ; je ne possède qu’une vague sensation de renaître dans le trépas ; me saisir dans la dépossession. L’oubli est alors le seuil de connaissance.
Et comme la langue qui émerge de l’inconscient, le sexe est turgescent, alors même que le soleil se lève (croit-on), que l’heure sonne de nouvelles habitudes et d’anciennes nouveautés.
A mon réveil je pense :

J’ai rencontré Agnès dans un couloir de métro, elle jouait de la guitare. Moi je jouais des coudes. La foule nous poussait l’un vers l’autre. Projeté dans les cordes, j’ai retenti en une onde rougeoyante, avec des balbutiements dans les mots. Rencontre sonore ; vie commune, tonitruante : cela dura le temps des quatre saisons. Et la rupture fut comme une corde qui saute.
Agnès. J’ai tant aimé sa manière d’être aimée. De se faire lécher les lèvres et embrasser les bras. Je l’ai aimée d’un bord à l’autre du corps, sous tous les tangages, de la poupe à la proue. Agnès fut une vague sur une mer trop plate. Elle me manque : comme un mot sur la langue qu’on ne retrouve pas.

Le temps n’est jamais un beau fixe : il passe son temps à changer. Tout le temps.
Le temps n’est pas un temps.
Tant mieux !


La sagesse, c’est de savoir qu’il n’y en a pas, que le mouvement de l’Homme est celui d’une horloge intempestive, excessive jusque dans ses retenues.
L’Histoire n’est qu’un chaos qu’organisent les historiens. Sans eux, l’emboîtement des faits ne serait qu’un vertige. Après coup se construisent tellement de déductions que l’instinct n’a plus sa place dans la pensée active. Tout apparaît dans un jeu de construction dont les pièces jouent, comme se joue la Comédie Humaine.
Mais le tragique, dans sa trame étriquée, dérègle les montres, et les regards confiants.
Ainsi le font tous ces enfants d’Hitler, ces ignorants de la pire espèce, c’est-à-dire de celle qui ignore d’où elle vient : du chœur humain qui s’élève en Afrique ; de la pensée sauvage des fibres animales ; de nos ancêtres à tous, les cyanobactéries…
Honte à ceux qui veulent ordonner les Hommes, comme s’il s’agissait de quelconques dossiers à classer par ordre de croissance ou de décroissance, ainsi que des lunes illusoires. L’ordre n’est que l’abscisse qui sectionne l’ordonnée en un centre pénitentiaire. Ordre est si près d’ordure dans le dictionnaire !
Je hais ce qui range l’Homme ; j’aime ce qui dérange.
Et valse les tiroirs !
Je hais ce qui nous mange.
De la bouche sortent les chiffres, les nombres, et tous les mots qui les dispersent. Comment percevoir les virgules dans les nombres, les infinitésimales du temps ? C’est dans le quotidien le moins dense qu’apparaît ce qu’il y a de minéral, de végétal, d’animal dans l’humain. Dans les infra soupirs, les petites secousses, les très légers haussements d’épaules, les rots et les pets que l’on retient.
L’humanité se reconnaît par des signes autant conventionnels qu’innés (trans-générationnels, plus exactement). L’humanité : ce terme qui commence chaque matin ; que chaque sommeil recrée.
Je suis conscient de ce qu’un mot glisse comme un patin sur la glace, qu’un mot se glisse entre des sens parfois contraires – mais n’y a-t-il pas que des sens complémentaires (comme le sont le toucher, la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe… ) ? N’y a-t-il pas de compléments dans les contraires ? De forces vives dans toute opposition ?
Le vent, je pense au vent : celui qui ne se voit que par l’autre, par l’eau qui frémit, la feuille qui tremble, la jupe retroussée…Souvent je pense au vent, il agite mes pensées.
De même que la marche, le vent est un mouvement tantôt fractal, tantôt intégrateur – l’une et l’autre permettent de disperser et de rassembler ces poussières qui fondent la pensée et la matière mouvante.
Si je pense, je marche ; si je marche, je pense – voilà ce qui me dit, par-delà même la conscience. Je pense, je marche

Daniel LEDUC

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(1) Traité du ciel (Livre II, 14)

mardi 15 juillet 2008

LA MARCHE (prose)


Dans la marche, c’est le vent intérieur qui nous pousse. Et sur quelle banquise allons-nous amarrer nos soleils ?
Nous cherchons à mettre nos pas dans les pas de nos ancêtres, mais toujours nous dévions, tel l’étranger qui s’interroge sur le sens des étoiles.
Nous marchons sur des pas qui marchent sur des pas, puis glissons. Et la trace de nos rêves s’inscrit sur le passé, comme sur du sable mouillé par l’océan, et séché par le vent qui tourne dans nos têtes.
L’apesanteur est l’idée qui s’envole quand nous avançons sur des terres étrangères. Car volatile est cette idée qui prend naissance sur l’ultime continent, dans une cinquième saison. Subtile et volatile comme un ballon que le cœur remplit de mots assassinés.
La marche nous porte du centre à la circonférence, de soi aux alentours du monde. Elargir la vision du cercle ; et le cercle du regard ; et le regard de la vision ; et l’abstraction du verbe.
La marche est l’enfance. Et l’oiseau plane au-dessus de l’enfance. Il perçoit ce que le rire est aux larmes, ce que le cri est au silence. L’oiseau, la marche est dans l’oiseau, comme le vol est dans le pas qui se suspend devant l’abîme.
Nous existons pour nous frayer chemin dans la jungle des solitudes, pour chercher ce que l’on cherche, pour nous vêtir de l’amour ainsi que l’on se vêt des nudités de l’autre.
Nous promenons nos jours dans la continuité de chaque instant et dans la résonance de tout symbole. Pourrions-nous vivre à l’écart des gestes, des mots, des incertitudes ? Répondre serait déjà s’effacer dans la brume… Et la mort est encore le pas qui nous précède, l’écho qui nous annonce aux territoires absents.
La direction de nos pas rejoint celle de nos rides ; car là où nous allons se creusent le passé, le présent, l’avenir ; là où nous allons, tremble l’immobile, s’éternisent le fugace et l’ombre, et l’ombre du fugace.
Le chant du rossignol n’est que l’enfance de l’infini. Et l’horizon se dérobe face au regard qui pense ; il roule comme un tambour sous les pas du fatum ; alors, sommes-nous sûrs d’être incertains… et courons-nous vers l’indicible éternité de chaque instant, vers l’indicible éternuement de chaque vie, vers la fuite éperdue des sens, contresens et déraison.
Nous croisons souvent des gens qui s’avancent vers eux-mêmes avec la distraction d’un fantôme ayant enchaîné ses propres pensées. D’autres marchent sous l’irisation du ciel, dans la quintessence de la pluie. Ils marchent avec autant d’aisance que le danseur de corde lorsqu’il est somnambule. Ils s’accordent des jours de silence dans leurs propres paroles ; leurs gestes dans leur brièveté sont infiniment larges. Ils existent par la seule projection de leur ombre sur le mur des pensées. Ils sont ce que retient l’oubli, et ce qu’omet le verbe. La vie les a forgés en courants d’air valsant. La mort ne les prendra que par l’angle du vent, du rêve, de l’impalpable. Ils ne se soumettent qu’aux règles du passage. Dans la vacuité du temps.
Toute marche est un désir qui s’annonce, une avancée vers le corps de l’esprit, et vers l’esprit du corps. Le pas caresse, ou frappe ; glisse sur le seuil de la terre ; sur sa peau ; sur son origine et sa peau. L’homme s’en va vers la femme, et la femme s’en vient vers l’homme. Tous deux s’enlacent dans un mouvement de fuite, et de repère, et d’enchantement du repère. La nuit devient le jour dans la clarté du sens. Le jour s’assombrit jusqu’à l’évanescence, l’évanouissement des sens. La femme est l’homme dans son surcroît d’étreintes. L’homme est la femme dans son sursaut d’éclair. Tout semble, entre deux pas, paraître ce qu’il est, avant, qu’immobile, il ne soit autre, et vertige d’autre chose. Tout existe dans l’élan et se fige dans l’atteinte – et la flèche n’est plus que du bois mort au centre de la cible…
Mais le pas est là qui continue l’errance. L’oiseau est là qui perpétue l’envol. L’enfant sautille entre les flaques d’eau ou les rais du soleil, selon le désir de la terre et du ciel, selon la joie de sa peine ou la joie de sa joie ; l’enfant sautille sur des heures qui s’absentent ; et l’univers est ce point sublime qui occulte l’absence, et la crée, l’ensorcelle.
Le premier pas de l’Homme fut comme un soupçon d’éternité, l’ébauche d’une danse. Ce fut une harmonique sur la portée de l’infini. De ce jour, commença la Recherche ; de ce geste, s’avilirent ou s’ennoblirent tous les autres gestes de l’inhumaine humanité. Le premier pas de l’Homme révéla son premier cri véritable, sa première flambée d’ascendantes émotions. Car d’avancer permet de s’éloigner de l’ignorance, permet de s’approcher de l’ignorance jusqu’à toucher son vide et son néant.
L’homme et la femme, dans leur approche de l’autre, réinventent le premier pas de l’Homme. Ils s’initient au cri qu’est cette vérité de l’autre dans la gorge du plaisir et de la mort. Et l’un sans l’autre n’est qu’un boiteux perdu dans les étoiles, une chimère qui tremble face au miroir du temps.
Marcher fait respirer le cœur, fait vibrer l’obscur qui est en nous. Les pas sont des mots qui s’animent, qui enflent dans la pensée mouvante pour devenir créature du sensible, du réfléchi. Ainsi se déroulent les fils de la mémoire, du fatum, du poème, de l’amour ; se déroule le fil de l’essentiel, qui n’est rien, qui est tout ; par ces pas, hésitants ou sûrs, qui tracent sur la peau des siècles l’histoire de chaque femme, de chaque homme, de chaque désir pétri d’ombre et de lumière.
Marcher fait vibrer l’obscur qui est en nous. Le réel s’affronte à chaque pas dans son mystère renouvelé. L’oiseau est dans le monde, et sur le monde, et sous le ciel qui est le monde ; et le pas est l’oiseau, l’enfance de l’oiseau, la transparence du monde. De nous s’exilent – sans cesse – les créatures de l’ombres, celles d’un passé commun mais dissident, angélique et démoniaque, peuplé d’incertitudes meurtries.
Marcher fait courir le bruit de notre histoire sous nos tempes fragiles, de notre histoire et de celle de nos ombres portées. Nous sommes les fibres d’un canevas aux arcanes translucides mais opaques, fuyants mais recherchés, décryptés par l’indicible. Nous menons la course qui mène à l’autre course, et toujours nous égarons pour mieux nous retrouver. Le lacis de nos pensées calque ses détours sur le labyrinthe du progrès, de la science et du progrès. Et cette idée flambante que s’approcher et s’éloigner sont un même discours sur un même sentier abrupt ; cette idée que le jour et la nuit sont les mêmes faces d’un même revers ; que la lune et le soleil sont un même éclaircissement du monde ; cette idée qu’il faut et ne faut pas marcher ; que le sol se dérobe pour se consolider ; que l’amour est une haine, et la caresse un coup ; que l’amour est un amour, et la caresse un pas de plus. Vers l’éphémère éternité de l’être. Vers l’infinie précarité de l’être. Vers le silence – bruissant – de la continuité – de l’être…

Daniel LEDUC
Le Livre de l'Ensoleillement,
éditions N et B.


LA GUERRE



.
.
.
.
.
.
.
Comme certains mots qui meurent
avant d’être prononcés,
comme la crue d’un fleuve
qui emporte digues et portes,
comme le silence qui tue
et la rumeur qui viole,
comme tout ce qui
arrache
bouscule
détériore,
la guerre avance avec
la nuit
la suie dont elle recouvre
la terre.
Et lorsque, tard, elle se retire,
tout est noir
ainsi qu’une encre
sale
qui voile le temps.

Daniel LEDUC
(extrait de « Poètes contre la guerre »)______________________________

DER KRIEG

Wie manche Worte, die sterben,
bevor sie ausgesprochen sind,
wie ein Hochwasser,
das Deiche und Tore wegspült,
wie das Schweigen, das tötet,
und das Gerücht, das schändet,
wie alles,
waslosreißt,
umstößt,
beschädigt,
schiebt der Kriegmit der Nacht
den Ruß vor, mit dem erdie Erde bedeckt.
Und wenn er sich spät zurückzieht,
ist alles schwarzwie schmutzige,
die Zeit verschleiernde
Tinte.

Daniel LEDUC
(Aus der Anthologie "Hundert Dichter gegen den Krieg")
Traduction en Allemand de Rüdiger Fisher. ______________________________

WAR

Like those words that diebefore they're spoken,
like a river overflowing
washing away dykes and doors,
like silence that killsand mumbling that rapeslike all things thatrip outknock overcause ruinwar steps forward withnight time withsoot with which it coversthe earth.
When it gets late, when it folds back and away,
all is blackas black as ink
dirty
a veil over time.

Daniel LEDUC
(extract from the anthology "One hundred poets against the war")
Traduction en Anglais de Phillip John Usher ______________________________

RAT

Kao riječi što umiru
prije no su izrečene
kao rijeka što buja
odnoseći nasipe i vrata
kao tišina što ubija
i mumlanje što siluje
kao sve stvari što
poderu
obore
unište
rat korača naprijed sa
tamom sa
garom koji pokriva
tlo.
Kada bude kasno, kada odmota i zamota
sve je crno
kao tinta
kaljavo
veo naposlijetku.

Traduction en Bosniaque de Nadija DeSimone
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LA GUERRA

Como ciertas palabras que muerenantes de ser pronunciadas
como la crecida de un ríoque arrastra diques y compuertas,
como el silencio que matay el rumor que viola,
como todo lo que
arranca
empuja
deteriora,
la guerra avanza con
la noche
la ceniza con la que recubrela tierra.
Y cuando, al fin, ella se retira,
todo está negro
como una tinta
sucia
que cubre el tiempo con un velo.

Daniel LEDUC
(De la antología “Cien poetas en contra de la guerra”)
Traduction en Espagnol de Joanna Blanco Santiago
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LA GUERRA

Come certe parole che muoiono prima d'essere pronunciate,
come la piena d'un fiume che travolge dighe e porte,
come il silenzio che uccide e il rumore che violenta,
come tutto ciò che
strappa
scompiglia
danneggia,
la guerra avanza con
la notte
la fuliggine di cui ricopre la terra.
E quando, tardi, si ritira,
tutto è nero
come un inchiostro
sporco
che offusca il tempo.

Daniel LEDUC
Traduction en Italien de Fabio Scotto
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Sensou

Hanasareru maeni inochi wo ushinauKotobatati no youni,Teibou ya ieie wo arainagasuKawa no hanran no youni,Koroshi no chinmoku yaBoukou no ato no umekigoe no youni,MogitoriUchinomeshiHametsusaseruSonoyouna mono toshite,Sensou wa zenshinsuru,Yoru to tomoniChijou wo oouYuen to tomoni.Yo ga fukete, Yami ga subete wo ooikakusutoSoko wa sumi wo nagashita youniKurokuNigottaToki wo oou beeru to naru.

Traduction en Japonais de Kazue Daikoku
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A GUERRA

Como algumas palavras que morrem
antes de ser pronunciadas
como a enchente de um rio
que leva digas e portas,
como o silêncio que mata
e o rumor que estupra
como tudo o que
arranca
empurra
deteriora,
a guerra avança com
a noite
a fuligem com a qual ela recobre
a terra.
E quando, tarde, ela se retira,
tudo fica negro
tal tinta
suja
que encobre o tempo.

Daniel LEDUC
Traduction en Portugais de Jean-Pierre Fiévez
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Даниэль Ледюк

Война

Она
как слово,
что беззвучно умирает,
как наводненье
сносит дамбы
и срывает двери,
как тишина, что убивает
и как насилие молвы,
как всё что рвёт,
кидает
и калечит,
война накатит
словно ночь,
и копоть
землю покрывает.
А как отступит-
всё черным-черно,
покрыто грязной тушью,
меркнет время.

( перевод М.Якубович)

Traduction en Russe de Maria Iakoubovitch
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SAVAŞ-

Söylenmeden ölenkimi sözcükler gibi,bendleri ve kapılarısöküp götüren bir ırmağın kabarışı gibi,öldüren sessizlik vetasallut eden söylenti gibi,koparansarsanyıkanher şeyde olduğu gibi,savaş da kurumuyla yeryüzünü yeniden kapladığıgeceycesine ilerliyor.Ve geç vakit çekilirken geriyeherşey is karası pis bir mürekkep gibizamanı perdeleyen

Daniel LEDUC
("Savaş Karşıtı Yüz Şair" isimli antolojiden)
(Fransızca aslından çeviren: Reha Yünlüel/şiirhane)
Traduction en Turc de Reha Yünlüel ______________________________

Війна

Як слово, що вмира,
не народившись,
як повінь річкова,
що зносить дамби й двері,
як тиша, що вбиває,
як чутка, що гвалтує,
і як усе, що
розриває
чи штовхає,
нищить,
суне війна
із темрявою,
із кіптявою, яка вкриває
землю.
А коли, пізно вже, війна відходить –
усе чорне,
немов брудне чорнило,
що каламутить час.

Даніель Ледюк

(переклад з французької О. Муту)
Traduction en Ukrainien de Olga Moutouh

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مثلما تموت بعض الكلمات قبل أن تُلفظ مثلما يفيض نهرٌ جارفاً السدود والجسور مثل صمتٍ يقتل وصخبٍ يغتصب مثل كل ما يقتلع كل ما يطيح كل ما يعطب هكذا تتقدّم الحرب مع الليل مع السخام الذي تغطّي به الارض وحين تنسحب في هجمة متأخرة يكون كل شيء قد أمسى سواداً كمثل حبرٍ متّسخٍ يحجب الزمان. دانيال لودوك (فرنسا)

Traduction en Arabe publiée dans le quotidien libanais An Nahar
daté du 4 mars 2003.

Daniel LEDUC
www.harmattan.fr/daniel-leduc

lundi 14 juillet 2008

QUE L’ÉLAN SOIT SAUVAGE (2)


7
Immanence de ton corps. Immanence de ta beauté.
Tu regardes mon regard
comme un miroir qui reflète
le futur. Et le passé.

Je me penche sur ta peau,
braises où sont
entretenus mes rêves.
Je n’ai aimé
que ton désir ;
que ce jour
qui se fait
entre tes mots.

Valse mon cœur,
les valves palpitent.
Au simple toucher
des pépites.
De ta vulve.

Rien ne retient mon souffle
autant que ton haleine.
Sur ma bouche
qui tait.

Je viens de là où le soleil se couche.
Je vais.
Je pars
en ta demeure.

8
Le verre à moitié plein est toujours plein de vie,
le verre à moitié vide est toujours plein de vide.
Je marche comme on aborde,
l’horizon dans la bouche,
le sourire sur la peau.
Les nuits le noir, l’obscur le dur,
tout ce qui fut traversé,
déversé sur
la paille,
j’en ai fait une aire
où mes oiseaux de proie
gîtent
en hiver.
Et quand tangue
ma vie,
je vide mon verre
jusqu’à la lie --
soûl de vigueur --
ivre de vie.

9
Le poids des choses dépend
de l’attraction
et de la force du regard.
C’est ainsi
que tout objet
est sujet de l’attention qu’on lui porte.
Que tout amour
se pèse en fonction
du rapport et des ombres.
Que la nuit
est plus ou moins profonde,
selon qu’elle survient
ou qu’elle tombe.
Que l’essence même de l’être
se fait au prix
de la mort.
Et que la fortune
-- comprenez : la chance –
appartient à celui
qui se lève de bonheur.
Pour les autres :
il suffit de regarder –
pour comprendre.

10
Si je gravis,
ce n’est pas le sommet que je vise
mais son reflet dans le ciel.
La montagne
est une tigresse qui s’étire
pour griffer les nuages.
Je la caresse, la flatte,
la pique si besoin est ;
lui chante des partitions
qui se divisent en pitons, dents,
croupes,
et lignes de crêtes.
Chaque ascension
est étrangère aux autres ;
chaque escalade
défait les certitudes.
Et lorsque survient une avalanche,
il est temps d’écouter
les anciens ;
se souvenir
que le plus dangereux
des ravins…
est en soi-même.

11
Carpe diem quam minimum credula postero[1]. Que la mort s’éloigne de tes principes. Qu’elle ne soit plus qu’un terme dans la parole de vie.
Les ailes du papillon secouent l’instant dans sa fragile éternité.
Tu regardes ; et la fumée s’éloigne du feu qui va s’éteindre.
Tu écoutes ; la musique se dissout dans le vent.
Tu respires ; et les parfums, si volatiles, ont perdu toute essence.
Tu raisonnes ; et les mots vont heurter leurs propres échos.
Là est le souffle. Autour de toi.
Cueille le jour, mon amie, La nuit vient à son heure.

12
Certains lieux sont comme des quartiers d’orange que l’on goûte avec délice, qui rappellent des tranches de vie. On s’y promène, l’enfance en bandoulière, des amours juvéniles suspendues à la ceinture.
La mémoire elle-même se suspend, le temps de restituer le temps. Et l’on est comme un fruit hâtif qui mûrit à l’ombre du passé.
Si quelqu’un dit la nostalgie, on proteste, le regard sombrant en lui-même. Gemütsstimmung, on proteste. Mélancolie, regrets, spleen, on ne proteste plus : on fuit.
Et plus rien ne nous rattrape, sinon le temps.

13
Sur les ruines construire de nouvelles perspectives, de telle sorte que l’impermanence soit structure et fondation du futur.
C’est avec l’argile que l’on fait du ciment ; à partir de gravillons et de sable, du béton ; avec l’eau ou le vent, de l’électricité…
Ce qui paraît fragile, souvent appartient au groupe des forces immanentes. Le ploiement devient révélateur de l’élan, de la vigueur, de la résistance -- de ce qui tient par le tenace.
Ainsi le muscle est-il constitué de polymères ; mais aussi de cette volonté d’être qui engendre le mouvement.
Ainsi la vie est-elle sursaut ; bonds et cabrioles ; hoquets et quintes ; éternuements.
Spasme. En cet espace.
Incalculable.

14
Ouragan, un cheval trotte sur la plaine.
Des nuages tournoient sur eux-mêmes.
Le vent épouse la crinière vibrionnante,
l’orage frappe du pied sur la terre.

Condensation, chaleur latente.
L’énergie se développe dans le ciel.
Une onde de tempête choque la mer ;
la pluie se cabre, engendrant des torrents.

Vortex et tourbillon de vents.
Pression, et force centrifuge.
La tornade s’en va au galop
avec ses cordes qui serpentent dans l’air.

Le temps, appartient-il au temps ?
La pluie est-elle une glissade ?
Que dire du réchauffement ?

L’Homme a-t-il encore
le temps ?

15
Comme chaque réveil nous porte vers de nouvelles frontières,
chaque parole donne aux lèvres une volupté sonore
et chaque amour revient vers l’initiale beauté.
Un enfant quitte sa terre natale pour parcourir le monde,
pour connaître, et les contes, et les réalités.
Il croise tant d’humains qu’il ne sait les comprendre
dans cette diversité à laquelle ils ressemblent ;
l’enfant se tourne alors vers des vies moins sujettes
au semblable et à l’altérité.
Il demande à voir l’Antilope d’Amérique, le Bison, l’Ara vert,
l’Alligator du Mississipi. Mais aussi la Grue blanche,
la Grèbe esclavon et le Grand polatouche…
On lui répond qu’il est temps qu’il y touche
ne serait-ce que des yeux, à ces espèces en péril,
en voie d’extinction. La nature est farouche ;
mais l’homme est rugueux, et son approche acide ;
trop souvent il brûle la terre et ses contours.
La nature, on le sait, n’est qu’un principe,
mais elle est autre chose que ce qu’elle définit.
Et si l’homme passe sur Terre
oubliant ses préceptes
et commettant l’outrage…
bondissant vers le jour
un enfant crie au vent :
Que
l'élan
soit
sauvage


Daniel LEDUC


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[1] Horace. Odes, I, 11, 8 « À Leuconoé ».

dimanche 13 juillet 2008

QUE L’ÉLAN SOIT SAUVAGE


1
Comme chaque réveil nous porte vers de nouvelles senteurs,
chaque parole donne aux lèvres l’arrondissement du sens,
et chaque amour revient à puiser l’eau de source.
L’Homme est une sempiternelle rengaine
aux airs de fureurs, d’ombres et de mystères
qui s’élèvent du champ de guerre
aux odes à la mémoire de la beauté.
L’Histoire ramasse à la pelle les histoires
que l’automne et l’hiver ont fait choir
sur la terre toujours fraîchement sillonnée.
Qu’y a-t-il derrière notre mémoire,
quoi d’autre qu’une impression sur une drôle de bobine,
qu’un miroir sans tain à la face du monde,
qu’une cervelle dérangée de son tiroir ?
La guerre gueule dans le goulot d’où dégoulinent
des zestes de corps, des restes de raison.
Certains s’artistent en ces temps dérisoires,
redonnant de l’espoir à des larmes de rires
et de la sympathie aux discordants accords.
La nuit s’étoile à chaque fois que l’art
vient présider l’assemblée des tourments ;
à chaque amour qui s’épuise dans le cœur,
le monde renouvelle son audience ;
et chaque éternité dans le regard
confère à la nature un instant étonné.
Il y a du vin dans les mots qui rassurent,
du sperme dans la liqueur, de l’onguent dans le geste,
de la vague amniotique dans la caresse du jour.
Que l’on se dise que lorsque tout est mort,
le silence renaît, l’aube enfreint la nuit.
Derrière le son sont le sens et le sang
qui coulent de soi vers l’estuaire du soir.
Et les mots ne jouent que pour mieux jouir des sens
de cette comédie qui n’a rien de comique.
Allons ! ne cessons pas de vivre
avec au cœur la chair et le rucher :
c’est par ces miels que s’émerveille la vie !

2
La nature, on le sait, n’est qu’un principe,
puisqu’elle est autre chose que ce qu’elle définit.
Elle échappe à sa nature propre,
s’élance bien au delà des mots.
Elle enveloppe la vie
tout en s’en détachant.

Et je connais des êtres
dont la nature s’épanche.
Ils sont comme ces roseaux
prêts à baiser la terre
tout en baisant le ciel,
de ces saules pleureurs
aux rives de la nuit.
Ces artistes impatients
qui engendrent en criant,
je connais leurs silences.
Ils composent, peignent, écrivent
dans des marges de cahier
qui se dilatent
au contact du temps.

Le temps n’est pas un leurre,
pas plus qu’une infortune :
c’est lui qui fait penser autant !
Peu importe ce qu’il est,
pourvu qu’il agite
les feuilles de nos cahiers !
Qu’il s’immisce dans nos rêves
y déposant sa sève,
et les miels de l’instant.
Peu importe le temps.

La mémoire, vous savez,
la fuyante mémoire,
elle arpente le grenier,
se niche dans les combles,
défie les rides
voilées de l’univers.
C’est une trappe qui s’ouvre
sur des champs magnétiques,
une boîte de Pandore
aux contours insondables
comme le sont les contours de la vie.

Les formes que nous avons
que forment-elles ensemble ?
Quels sont les aspects
des véritables figures ?
Et nous figurons-nous
la proche réalité ?
Le corps, dans son impalpable décor,
ne se laisse approcher
que par touches délectables :
le reste n’est que fumet !
Faut-il, ainsi, saisir
la contenance
pour prétendre peser
le contenu.

La femme contient la chair,
l’os et la peau.
Elle est au jour
ce que la proue est au navire ;
à la nuit,
ce qu’annonce le fanal
par son obscure clarté --
et la foudre est son étoile.
Femme :
coup de foudre
feuillette,
tu enivres
ta beauté.

3
Je marche toujours en devançant mes pas, le regard attentif à tout ce qui distrait. J’évolue, peut-on dire, de façon intuitive, de telle sorte que se propulse l’instant à venir. Et les rues se croisent comme de vulgaires passants.
La ville, c’est elle qui me façonne. C’est elle qui me dépeint. Comme me dessinent les femmes, m’assurant sans destin. Sans avenir propice.
Je vis comme on balance. Entre l’aube et le soir. Entre deux verres bien pleins.
Entre la rue et le trottoir. Au plus près du caniveau.
Là, je suis un encensoir – pour des dieux sans fortune – pour d’autres, sans état d’âme.
Je campe sur moi-même. Moi qui vient de si loin.
J’ai traversé des contrées austères, des déserts d’où émergeaient des cités peuplées de couleurs vives et d’élans symphoniques.
J’ai fait halte dans des fondouks où, bien qu’étranger, je me suis senti indigène ; dans des caravansérails aux fortifications aussi élevées que l’esprit qui y domine ; dans des khans, où les mots chaleureux servaient d’accueil. Et j’ai pensé que l’Homme était frère de lui-même.
Je suis venu ici, les mains nues, grandes ouvertes.
On ne m’a pas connu.
On a dit : « Quel est cet immigré, que vient-il faire chez nous ? »
On ne m’a pas connu.
Ombre de l’ombre, ombre de la société je vis, comme on balance.
La nuit s’approche, la nuit se presse.
Dans le noir un homme -- vient de me tendre la main.

4
Le chemin bordé de châtaigniers,
conduit-il jusqu’à la bogue
qui protège nos jours d’enfance ?
Et les corneilles,
dans leurs corbinages et autres criaillements,
pillent-elles toujours nos vertes années ?
Que deviennent les renoncules,
ces fleurs de l’impatience,
qui poussaient à flanc de coteau
quand les amours
cherchaient l’ombre
au sein même du soleil ?
Où reposent les sources,
celles de nos ascendants ?
Sont-elles encore prodigues
comme les fruits de l’esprit ?
Ou bien sont-elles stagnantes,
semblables aux paroles
de certains politiques ?
Nos sources,
reposent-elles en paix ?
Nous sommes là,
tout près de l’estuaire,
qui observons
la coulée des nuages.
Transis --
par le ruissellement
du temps.

5
-- Tu vois là-bas ces lumières qui se posent près du port… ce sont comme des fanaux sur des barques qui tanguent… des vies d’hommes, qui ont tant navigué…
-- Qui ont tant navigué ?
-- Ils ont parcouru des mers aux noms capiteux, comme le sont les vins grecs ou certains vins d’Alsace… la Mer de Marmara, la Mer Ligurienne, la Mer d’Alboran, la Mer des Hébrides, la Mer d’Iroise, la Mer des Sargasses, la Mer de Barents, la Mer de Kara, la Mer de Laptev, la Mer de Wandel, la Mer de Lazarev… celle de Bellinshausen, celle d’Amundsen, celle de Mawson, celle de Weddell, celle de Sornov, celle des Andaman, celle de Laquedives… et la Mer d’Oman, et la Mer de Béring… les Mers de Flores, de Célèbes, de Makassar, de Timor, des Moluques… et celle de Tasman… et celle, imprononçable, d’Okhotsk… et celle, imprononçable, des Tchouktches… Et puis… celles qui n’existent pas…
-- Qui n’existent pas ?
-- Les mers imaginaires ; au fond desquelles vivent des êtres fabuleux ; et dont les côtes sont habitées par des civilisations occultes. Ces mers qui se crayonnent dans l’esprit des hommes, à chaque gorgée de ces vins sirupeux, quand la nuit est aux abois…
-- Aux abois ?
-- Ne cherche pas, mon gars ; la nuit est aux abois. Tu vois là-bas ces lumières qui se posent… elles viennent à la rencontre du jour qui va naître… ce sont des paroles d’hommes enfouies dans des décombres, par delà toutes les mers… des cris surgissant des abysses… un appel à la vie… Ce sont tes mères, toutes tes mères, ces lumières qui clignotent…
-- Mes mères ?

6
Par-dessus nos regards et par-dessus nos nuits
une multitude d’étoiles forment un langage uni
par cette obscurité de la masse qui sombre
dans un silence
évanoui.
L’univers s’offre au multivers
ainsi que le neutron
s’offre à l’atome,
que le mot s’offre
au verbe
épanoui.
Des trous noirs dans la conscience
absorbent
nos clartés diffuses,
et nous saurons qui nous sommes
quand nous sortirons
de nous-mêmes.
Par delà nos vies, par delà nos morts,
s’échappent des myriades de questions
avec lesquelles nous formons notre histoire,
et sans lesquelles nous ne serions
qu’un rêve.

Daniel LEDUC