mercredi 16 juillet 2008

LIVRE DU NOMBRE (1)


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Si la rotondité de la Terre, qu’Aristote avait démontrée par une incomplétude -- "Lors des éclipses, la Lune a toujours pour limite une ligne courbe : par conséquent, comme l'éclipse est due à l'interposition de la Terre, c'est la forme de la surface de la Terre qui est cause de la forme de cette ligne" (1) --, si cette sphéricité n’était pas aplatie aux deux pôles, combien les Hommes pourraient-ils croire en l’idéal des formes, avec cette même foi qui les illusionne lorsqu’ils observent un coucher de soleil. L’apparence est trompeuse pour qui la lumière est vive, et ténébreuses les ombres ; l’apparence, qui pourtant, est cette peau des jours grâce à laquelle le monde se protège de lui-même.
Ainsi, le désert est-il peuplé d’innombrables ; le vide, plein de matière sombre ; et ce qui nous enchante, transparent d’interstices.
Nous n’entendons qu’échos, ne voyons que reflets, ne sentons que l’odeur qui masque les odeurs. Toujours, la vérité est ailleurs, dans sa non-existence.
Ton regard, comme des milliards de pixels fait des milliards d’étoiles. Le regard est un monde qui recrée l’univers – sans lui, pas de lieux ni de temps, ni d’acteurs informels.
Je suis conscient de ce qu’un mot glisse autant qu’un parquet trop lustré ; s’y rompre les jambes ne fera de nous ni des sots vides ni des Toulouse-Lautrec, pleins de feux. Attention à ne pas se prendre les pieds dans ses propres lacets…
Ton regard, disais-je, est un océan barbare : on n’en connaît ni les abysses, ni la surface, d’ailleurs. Le profond et le superficiel sont jumeaux dans leurs ombres.
L’œil écoute (Claudel le savait bien). Il écoute les couleurs qui s’immiscent dans la conversation des corpuscules et des ondes. Il écoute aussi les vibrations de tous ces passés qui tissent le présent. L’œil écoute : pour que l’inconcevable soit entendu. Pour que l’Homme avance dans la compréhension de ses propres limites – qu’il enfreigne de telles lois.
Vivre devient alors violer toute frontière.
Mais voilà que ma mémoire m’impose un récit :

Dans ce train qui m’emmenait vers l’océan, avec, dans mes pensées les plus abruptes, une sensation de vide, je me fuyais moi-même ; je fuyais tous ces mots qu’Agnès m’avait dits juste avant la rupture. Je l’aimais, cette Agnès, autant qu’il est possible de se déposséder. Dire que j’étais en miettes serait un euphémisme : je me répandais comme une vulgaire flaque d’eau.
Seul dans le compartiment — c’était une époque presque lointaine — je n’étais plus qu’une mare, qu’un brouillard sur la lande. Je n’entendis ni le coulissement de la porte, ni le craquement de la banquette, mais la vis face à moi, cette vieille femme, à la chevelure hirsute. On aurait dit qu’elle sortait d’un violent courant d’air, d’une frayeur sans nom. Elle était assise, là, comme du vent.
Par la vitre je regardais filer, non le paysage, mais ma propre vie. A trente-deux ans, il me semblait être un vieillard perclus de pensées arthritiques. Depuis qu’Agnès m’avait lâché, je chutais dans mes propres abîmes… Et n’eût été cette irrépressible curiosité de l’être, je me serais laissé aller en lambeaux, devenir une vieille fripe dépourvue de côtes et de vertèbres.
La vieille en face de moi lisait un livre à la couverture entièrement noire, sans la moindre inscription dessus. C’était étrange de voir un tel livre, sans nom, sans titre, sans même l’épaisseur d’un livre. Un livre qui n’était pas un livre.
Et la vieille lisait comme on peut lire dans un train : avec cette attention profonde, et distraite en même temps.
Sans relever la tête elle s’adressa à moi :
— Vous m’avez l’air bien sombre, jeune homme (elle disait comme dans l’ancien temps), quelle est la cause d’un tel “ennuagement” ?
Alors je lui parlai de cette rupture que je vivais comme une extraction. Non, elle ne tenta pas de me consoler, elle ajouta :
— Lorsqu’on a la vie devant soi, il faut la regarder en face ; ne pas baisser les yeux, jamais ; ne pas baisser les yeux…
Elle dit cela, une évidence, et je sus que j’allais mieux tout en imaginant que c’était illusoire. J’allais mieux. Plus rien ne m’emportais, ni le train, ni la pensée, ni l’ailleurs : j’étais enfin ici, en moi-même, là où le corps existe, où la matière est la seule denrée du monde.
Par la vitre, le paysage était toujours le même, toujours différent. Immobile, mouvant. Sons. Regards.
Lorsque je tournai la tête, la vieille n’était plus là. Seul, son livre mourait sur la banquette.

Vivre devient alors violer toute frontière. Toute frontière en soi. Préservant autrui.
Il y a un monde entre les-lois-et-les-principes et sa propre éthique. Libertés n’existent qu’en fonction de l’autre, bien sûr, dans un total rayonnement avec soi-même. N’est libre que ce qui livre et qui délivre. Tout le reste n’est que ratures.
Et les ratures, je connais bien. Celles sur les pages noircies. Celles sur les nuits blanches. Celles sur des corps alanguis ou sur des corps disant. Toutes ces ratures que sont nos rides, nos sillons sur nos veines. Et comme vivre c’est oser, de même, vivre c’est rater, c’est brouillonner sans cesse.
Dans le brouillon, il y a des pensées qui surnagent, les plus ou moins humaines, celles qui collent à la peau. Ce sont toujours les pensées vacantes, libres d’elles-mêmes, qui mènent au chemin. C’est en errant que l’on trouve les portes qui se dérobent, c’est par la sinuosité que l’on va droit au but. Les rêves sont là pour le comprendre.
Dans le sommeil, je ne sais si la nuit est en moi ou en-dehors de moi ; je ne possède qu’une vague sensation de renaître dans le trépas ; me saisir dans la dépossession. L’oubli est alors le seuil de connaissance.
Et comme la langue qui émerge de l’inconscient, le sexe est turgescent, alors même que le soleil se lève (croit-on), que l’heure sonne de nouvelles habitudes et d’anciennes nouveautés.
A mon réveil je pense :

J’ai rencontré Agnès dans un couloir de métro, elle jouait de la guitare. Moi je jouais des coudes. La foule nous poussait l’un vers l’autre. Projeté dans les cordes, j’ai retenti en une onde rougeoyante, avec des balbutiements dans les mots. Rencontre sonore ; vie commune, tonitruante : cela dura le temps des quatre saisons. Et la rupture fut comme une corde qui saute.
Agnès. J’ai tant aimé sa manière d’être aimée. De se faire lécher les lèvres et embrasser les bras. Je l’ai aimée d’un bord à l’autre du corps, sous tous les tangages, de la poupe à la proue. Agnès fut une vague sur une mer trop plate. Elle me manque : comme un mot sur la langue qu’on ne retrouve pas.

Le temps n’est jamais un beau fixe : il passe son temps à changer. Tout le temps.
Le temps n’est pas un temps.
Tant mieux !


La sagesse, c’est de savoir qu’il n’y en a pas, que le mouvement de l’Homme est celui d’une horloge intempestive, excessive jusque dans ses retenues.
L’Histoire n’est qu’un chaos qu’organisent les historiens. Sans eux, l’emboîtement des faits ne serait qu’un vertige. Après coup se construisent tellement de déductions que l’instinct n’a plus sa place dans la pensée active. Tout apparaît dans un jeu de construction dont les pièces jouent, comme se joue la Comédie Humaine.
Mais le tragique, dans sa trame étriquée, dérègle les montres, et les regards confiants.
Ainsi le font tous ces enfants d’Hitler, ces ignorants de la pire espèce, c’est-à-dire de celle qui ignore d’où elle vient : du chœur humain qui s’élève en Afrique ; de la pensée sauvage des fibres animales ; de nos ancêtres à tous, les cyanobactéries…
Honte à ceux qui veulent ordonner les Hommes, comme s’il s’agissait de quelconques dossiers à classer par ordre de croissance ou de décroissance, ainsi que des lunes illusoires. L’ordre n’est que l’abscisse qui sectionne l’ordonnée en un centre pénitentiaire. Ordre est si près d’ordure dans le dictionnaire !
Je hais ce qui range l’Homme ; j’aime ce qui dérange.
Et valse les tiroirs !
Je hais ce qui nous mange.
De la bouche sortent les chiffres, les nombres, et tous les mots qui les dispersent. Comment percevoir les virgules dans les nombres, les infinitésimales du temps ? C’est dans le quotidien le moins dense qu’apparaît ce qu’il y a de minéral, de végétal, d’animal dans l’humain. Dans les infra soupirs, les petites secousses, les très légers haussements d’épaules, les rots et les pets que l’on retient.
L’humanité se reconnaît par des signes autant conventionnels qu’innés (trans-générationnels, plus exactement). L’humanité : ce terme qui commence chaque matin ; que chaque sommeil recrée.
Je suis conscient de ce qu’un mot glisse comme un patin sur la glace, qu’un mot se glisse entre des sens parfois contraires – mais n’y a-t-il pas que des sens complémentaires (comme le sont le toucher, la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe… ) ? N’y a-t-il pas de compléments dans les contraires ? De forces vives dans toute opposition ?
Le vent, je pense au vent : celui qui ne se voit que par l’autre, par l’eau qui frémit, la feuille qui tremble, la jupe retroussée…Souvent je pense au vent, il agite mes pensées.
De même que la marche, le vent est un mouvement tantôt fractal, tantôt intégrateur – l’une et l’autre permettent de disperser et de rassembler ces poussières qui fondent la pensée et la matière mouvante.
Si je pense, je marche ; si je marche, je pense – voilà ce qui me dit, par-delà même la conscience. Je pense, je marche

Daniel LEDUC

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(1) Traité du ciel (Livre II, 14)

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