vendredi 18 juillet 2008

LIVRE DU NOMBRE (2)


Rien n’est plus beau qu’un sexe de femme, par où sort ou peut sortir la vie, par où l’homme peut pénétrer, comme il pénètrerait dans une zone immortelle. La vulve est une plante, oui, exhalant une odeur de terre mêlée de miel, une odeur d’être(s) en immanence. C’est, bien sûr, la bouche du monde, celle qui fait parler le monde. La vulve est regardée, autant qu’elle regarde – ce qu’elle voit : les reflets ondoyants de l’homme dans ses aspects les plus fragiles.
Le corps -- et tout ce qui sort du corps -- est noble. Ce sont certaines idées sur le corps qui puent, sont sales, infectes et dégradantes. Les religions nourrissent de telles idées, mijotées sur des fourneaux sectaires, et mortifères. Les religions dénaturent la nature, décortiquent le corps. Le corps est un, et la conscience lui appartient ; l’esprit, l’intelligence, quoi que l’on nomme qui en émane, tout est corps. Le corps fait corps avec lui-même, l’on ne peut en détacher la pensée, ni toute autre exhalaison.
Rien n’est plus éloquent qu’un sexe de femme ; rien n’est plus parlant. Les lèvres s’ouvrent sur le fond des choses, ce fond que l’on n’atteint que par abandon. Abandonner ses postures, ses paroles amidonnées, ces raideurs qui ne sont pas la propre bandaison. Abandonner l’abandon lui-même, en une fraction, s’éclater comme une grenade. La dispersion permet de reconstruire, de se rassembler autour d’un nouveau feu. L’amour n’est pas une mort, mais une transhumance. Une métempsychose, peut-être. L’amour sonne un autre éveil. L’acte d’amour est cette secousse qui nous recrée.
Le corps, le corps dit en permanence ce qui en fut exclus : cette sexualité à laquelle hommes et femmes se confrontent, manquant de parole souvent ; ou bien parlant en détournant les mots, comme s’il s’agissait du regard. La brutalité est toujours dans le non-dit, la souffrance dans le mutisme – et le sexe résonne ainsi qu’un son trop sifflant, inaudible. Frère du silence, la verbosité – qui en dit plus long sur le sujet, que sur le verbe : ainsi, faire l’amour devient-il une parade, pour le cirque que l’on fait aux autres et à soi-même.
Le corps prend corps dès qu’il est nommé ; dès qu’il est pensé, même. Il est le contraire de l’abstraction possible ; il s’impose ainsi qu’un pique-assiette, avide de sensations et de nourritures terrestres. Penser au corps de quelqu’un, voilà qu’apparaissent son odeur, sa teinte, ses articulations, ses formes, ses anamorphoses, même. Car le corps est comme un tableau qui ne se révèle que sous certains angles : c’est souvent par la parole avec autrui que l’on accède à certaines zones secrètes de son corps – zones secrètes ne signifiant pas, en l’occurrence, zones sexuelles, mais zones interdites au premier regard, zones franches qui disent une improbable vérité.
Le corps est donc parole ; signifiant avide de signifiés.

Le corps d’Agnès me disait tant. Il agitait les sens. Je ne pouvais l’effleurer sans ressentir la force et la fragilité du monde. Chaque grain de peau était comme un verbe prêt à se laisser conjuguer. Il me semblait alors que je pouvais écrire le livre de toutes les sensations.
Je caressais ses pieds en sachant que le sol les caressait sans cesse, je les embrassais comme une terre natale de laquelle on ne peut se détacher. Je lui léchais les orteils, petites herbes sauvages, et tout son corps se raidissait. C’était une raideur semblable à un murmure ; un premier chiffre dans un nombre étonnant.
Ses cuisses, elle me serrait entre ses cuisses, et ma tête était dans un étau moelleux. Ma tête emplie de vagues, de limon, d’écueils, d’échappées souterraines. [ L’amour est un écueil m’avait dit un marin Je crois que c’est le voyage qui est ainsi ] Remplie d’échappées souterraines. Ma tête ampli, résonance. Envies. En vie.
Comme une langue en dit plus long par ses intonations et par ses courbes, je glissais la mienne sur sa vulve, entre ses lèvres, sur son clito, entre ses points de silences et de cris. Je glissais ce que j’avais à lire sur les sens.
Je caressais son sein avec ma joue ; je caressais ma joue avec son sein ; je caressais mes caresses. C’est dire combien la peau est palimpseste.
Je caressais ce qu’il y a d’innombrable dans l’infime, de renaissant dans le mortel.
Agnès, elle me couvrait de ses râles qui n’étaient que points de suspension, elle, et les autres en elle qui m’avaient précédé, ceux en elle, qui me succéderont. Tous me couvraient. De leur chair. Im. Périssable.
La nuit, il n’y a pas d’autre échappatoire que d’être, dans le corps de l’autre, d’entendre, cette voix du corps, avant, que l’aurore n’éteigne, l’obscurité, du sens. Pas d’autre, échappatoire,

Le corps est parole, on le dit en l’aimant. Le corps.


Quand je fais l’amour, je me démultiplie ; je veux dire, mes sens se démultiplient ; je veux dire, ce que je signifie se démultiplie. Et se démultiplie la multiplication elle-même.
La sensation de sentir son corps dans le corps d’autrui attribue à l’être une chair de parole muette. Comme s’il s’agissait d’un supra langage ou d’un infra silence ; quelque chose qui a à voir avec l’impossibilité de dire.
On ne peut traduire les langues inconnaissables, et l’acte d’amour fait partie de celles-ci. Tout au plus peut-on noter quelques indices, d’infimes traces qui indiqueront un sens. Le corps parle d’une parole cryptée, et cependant, combien cette parole est-elle universelle, par-delà même l’espèce, par-delà même le temps, et le temps du non-temps.
Je fais l’amour, une foule est dans mes rues, l’enfance et le présent, l’adolescence érectile, la vieillesse tapie au coin du sens. Je fais l’amour, tout ce qui me rassemble se disperse autour de moi, ce qui m’éparpille se joint en un nouvel essor, c’est la ruche qui essaime pour conquérir la ruche.
Je n’ai que mon corps pour monder, pour être-au-monde, ainsi.
Dans le corps d’autrui, je n’ai que mon corps. Dé-mul-ti-pli-é.

Agnès, elle avait dit que c’était transitoire, que l’amour est transitoire, passage entre deux temps avec lesquels on se débat, l’amour, gué entre deux rives, poisson-pilote entre deux eaux, elle avait dit, et je taisais mon désespoir, l’adolescence du désespoir, restée en moi, malgré la trentaine, malgré, surtout, les illusions perdues et autres violences romanesques, elle disait Agnès, qu’aimer revient à tendre la joue pour une caresse, comme un enfant, tendre la joue, attendre cet effleurement qui dit qu’on est au monde…

Je n’ai que mon corps pour cela, être au monde. Que mon corps. La multitude de ce qu’il y a. Dedans.
Le corps est encore, la seule certitude, ce qui demeure, après le doute.
Je fais l’amour dans un terrain vague, je veux dire le sexe est un terrain vague, un no man’s land entre le civilisé et le sauvage, entre l’acquis et l’inné. Et, gardons cela, cette pulsion qui transcende la raison, qui justifie la raison encore balbutiante de l’espèce, gardons ce fugitif que d’autres nomment spontané, et d’autres encore, naturel ou bien chose que l’on peut palper du regard. Gardons-nous de le perdre, cet objet de fantaisie que nulle raison ne peut réduire à un concept, ou, à un chiffre, ou à l’équivalent. L’homme (la femme), la femme (l’homme) sont des animaux singuliers qui tentent de nier leur essence, et combien de religions faudra-t-il pour cela ? combien de leurres pour masquer la source ? combien pour tordre les cuillers qui tournent dans les bols du matin ?
Je fais l’amour pour cela, tordre ce qui tord, rendre gorge aux faux-parleurs.
Les beaux parleurs, eux, inventent leur vie. Et c’est toujours ça de gagné !
Gagner sa vie, oui ! avec l’imaginaire (ce mensonge qui dit toujours la vérité). Gagner la rive, pour, encore et encore, pouvoir -- traverser.


L’espoir est dans le regard des Hommes.
L’horizon est là, qui nous attend. Il nous fait avancer sans que nous puissions l’atteindre, point suprême d’une image à construire. Car nous nous construisons grâce à l’horizon ; qu’il soit bouché, et nous ne savons plus quelle pierre ajuster.
Nous sommes des animaux de l’horizon.
Notre regard passe par-dessus les hautes herbes, il s’éloigne de nous, tel un boomerang, afin de revenir, chargé de nouveaux espaces. Et toujours, nous nous nourrissons de ces nouveaux espaces, nous nous consolons de n’être point : oiseau. Nous, les Hommes, avec nos ailes de paroles et de nombres. Le vent nous imagine, lorsque nous pensons.
L’espoir, moteur du souffle, éolienne qui fournit le courant de la vie.
Nos sociétés, trop souvent, ne savent insuffler l’espoir ; elles chantent dans le grave là où il faudrait proclamer l’aigu.
Et pourtant combien l’Homme a-t-il de ressources en lui ! Combien peut-il se surprendre lui-même !
Faisons confiance à l’Homme, à présent faisons confiance à l’Homme. Car, s’il peut détruire avec une rage insoupçonnable, il peut aussi bien regarder l’horizon, se dire qu’il lui faut l’atteindre, avancer avec courage, tout en sachant, que c’est la marche qui compte.
Il peut regarder, l’Homme. Regarder, au lieu de voir.
Regarder. Garder l’espoir et ce qui meut. Bousculer cette inertie de l’être. Cette négation. Bégayante.
L’Homme, et son humanité.
L’Humanité en est au stade de l’enfance. Accordons-lui donc du crédit, à cette Humanité. Puisque, comme nombre d’enfants, elle est capable, aussi bien, de charmer et de faire des caprices, d’étonner et de décevoir, d’apprendre et d’oublier, de réfléchir et de s’enflammer, de construire et de détruire, de casser et de réparer, de faire souffrir et de câliner…
L’Humanité, cette enfant qui joue avec les allumettes -- allumera-t-elle le feu pour se réchauffer ? Ou bien mettra-t-elle le feu à son propre foyer ? L’Humanité qui flambe.
L’Humanité qui flambe…
Guerre à la guerre ! Guerre à toute action mortifère, que les armes soient désarmées à la face du futur !
Face à la face du futur, que les armes rendent l’âme, pour tous et pour toujours !
Mais il n’est pas temps : l’enfant joue aux fléchettes ; il n’est pas temps d’être mûre. L’Humanité, danse autour du feu, saute par-dessus, se brûle, et recommence…
Et recommence…


Qui a donc inventé la mort ? L’Homme, dans sa conscience de lui-même. Sans conscience de la mort, il n’y a pas plus naissance que mort ; il y a seulement : début et fin.
Ainsi l’arbre est-il vivant avant même d’être là ; vivant, après n’être plus. La pierre est-elle vivante aussi (n’est-elle pas constituée de mouvements atomiques ?).
L’Univers, le Multivers, le Versquoi, tout ce qui existe et ce qui n’existe pas, peut-être est-il en nous, comme une matière tangente ? Peut-être sommes-nous en nous-mêmes ainsi que des calques qui copient des possibles ? Peut-être.

Agnès ne supportait pas peut-être. Elle disait : « oui ou non, jamais peut-être ». Les incertitudes, elle les vivait comme des faux-fuyants ; les probabilités, quant à elles, lui donnaient des sueurs, froides.
Agnès, je l’ai connue à un moment de l’existence où le doute guidait mes pas. Je zigzaguais, sans doute. Agnès, elle ne supportait pas ! Elle disait : « ou tu es sur ton pied gauche, ou tu es sur ton pied droit, jamais sur les deux à la fois ». Fallait-il donc marcher à cloche-pied ?
Agnès, une énigme, Agnès…
Elle ne dormait jamais nue, arguant que le corps est fait pour la lumière. Et que la nuit…
Nous ne faisions l’amour qu’en plein soleil, sur le lit, en plein soleil. Les jours de pluie, nous pensions que nous le faisions, c’est tout.
Et la mer, elle avait peur de la mer, non parce qu’on peut s’y noyer dedans, non parce qu’elle paraît sans fond, non pour des raisons “raisonnables” ; mais à cause de son bruit de vagues, si répétitif, et si différent parfois. A cause de ce bruit qu’Agnès qualifiait « de trop émouvant ». « On ne sait pas ce qu’elle dit vraiment, tu comprends, la mer, on ne sait pas ce qu’elle dit », voilà, c’était Agnès.
C’est toujours elle, sûrement.

Peut-être sommes-nous en nous-mêmes, avec cette impression d’être au monde. Il faudrait que nous renaissions, sans cesse.

Daniel LEDUC

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