jeudi 10 juillet 2008

LE TEMPS ÉPROUVÉ (nouvelle)


Cette mécanique de la mémoire, avec sa précision surprenante parfois, avec ses dérèglements et sautes d’aiguilles, avec ses trous dans les heures, les jours ou les années ; cette mécanique aussi fluctuante que le temps dans ses averses et rayons de soleil ; voilà ce qui titillait l’esprit de Ralph alors qu’il émergeait à peine du sommeil.
Il tentait péniblement de reconstituer le rêve de cette nuit ; d’en retenir au moins les contours et un peu de substance ; de savoir pourquoi, ce rêve, il avait le sentiment qu’il provenait de très loin.
C’était comme une récurrence ; quelque chose qui râpait le fond de l’être, jusqu’à en écorcher l’ombre des souterrains. Une irritation lancinante, que seule la clarté du jour parvenait à soulager.
Ralph devait accompagner ces bribes de sons, ces lambeaux d’images — sans savoir ni pourquoi ni comment. Ce rêve, il était devenu l’infra langage de sa vie.


« Il y a du corps ; des glissements de peau, de sens et d’image — dans tout ce rêve. J’y sens combien le tactile est présent et combien la morsure est jouissive. » mais il ne pouvait en dire davantage, Ralph, se parlant à lui-même.
Alors, pris de vertige, il tentait d’oublier.
Il ouvrait ses tiroirs, écoutait ses montres (même celles qui se taisaient), et dans l’abstraction d’un sourire, pénétrait au cœur de sa collection.
Là, sur la paume de sa main, vibraient des merveilles : une montre Louis XVI avec quantième "Humbert Droz" datant de 1790 ; une autre, de "Dutertre à Paris" datant de 1800, avec remontage à clé par le cadran ; une autre encore, décorée avec émaux et perles "Bovet, Fleurier" de 1850…
Les unes après les autres, elles s’exhibaient – impudiques et fragiles – devant son regard devenu enfantin. Alors ses ombres fléchissaient.
Cependant, lorsqu’il ouvrait le dernier des tiroirs, vide, hormis un écrin (vide aussi), ses yeux, à nouveau, s’assombrissaient. C’était le lieu du manque. La place de celle qu’il recherchait sans succès depuis quinze ans au moins : une imposante montre à verge, dite "Bernoise".
Et Ralph savait que ce manque était comme un abîme au fond du cœur.


ÉVA, le nom qui revient lorsqu’on ne l’attend pas. ÉVA, le froissement d’une vague sur la grève, le roulement d’une caresse sur la peau. ÉVA, comme un soleil disparu derrière l’horizon vague.
Ralph, plus de quinze ans après, s’interrogeait encore sur les motifs réels de sa rupture avec Éva. D’ailleurs, qui en avait été le déclencheur, de cette rupture ? Était-ce lui, était-ce elle ; était-ce tous deux ? Ou encore était-ce ce temps qui détériore les jours ?
« Après Elle, tout a été perturbé », pensait Ralph. « Tout d’abord, le rythme du cœur — "tachycardie" avait dit son cardiologue. Ensuite, le rythme de la vie — parfois trop rapide, parfois perdant son temps. Enfin, le rythme des saisons — l’été en plein automne, le printemps en hiver… ». Tout était déréglé — même le vent, la pluie et les nuages qu’il sentait… différents.
C’était devenu si difficile, de s’accorder avec soi-même.
Ralph songeait à tous ces troubles cardiaques qui avaient pris place au cœur de sa vie : tachycardie pendant trois ans / jusqu’à ce qu’il ait une petite aventure avec une petite femme ; bradycardie durant… sept ans au moins ? / ce fut la mort de son père qui y mit un terme ; arythmies supra-ventriculaires depuis / manque de souffle, manque de sommeil, manque d’appétit.
Tout cela rendait la route bien chaotique. Ralph se sentait secoué comme un mulet.
Heureusement, une passion nouvelle était venue donner du sens à sa vie : les montres anciennes. Il les collectionnait avec amour.
Et cela remplissait son cœur de nouveaux balancements.


Cette montre dite "Bernoise", Ralph l’avait cherchée sur les cinq continents. C’était une montre suisse superbe, en argent, d’un diamètre de 54 mm, avec échappement à verge et coq décoratif, cadran émail à bosses, remontage à clé par le cadran. Elle datait de 1810, environ.
Ralph l’avait vue pour la première fois lors d’une exposition à Drouot. Il n’avait pu, hélas, se rendre à la vente ; et la montre lui avait échappé.
Dès lors, sans qu’il comprît vraiment pourquoi, cette "Bernoise" était devenue l’objet de toutes ses obsessions. Son esprit s’était focalisé sur elle. Il la lui fallait absolument !
Aussi avait-il mis tout en œuvre pour retrouver sa trace. Sans résultat jusqu’à présent.
Aujourd’hui, Ralph se demandait s’il allait ou non abandonner ses recherches. Il avait beau se dire qu’après tout il ne s’agissait là que d’une montre, quelque chose d’inéluctable le poussait à vouloir la posséder. Et ce "quelque chose", qu’était-ce vraiment ?
Ralph était plongé dans cet océan de perplexité lorsque la sonnerie du téléphone le fit tressaillir.
— J’ai trouvé la trace de votre montre, lui affirma l’un de ses nombreux correspondants. Elle serait chez une certaine Betty, dont voici l’adresse…
Après l’avoir notée sur un coin de feuille, Ralph se précipita dehors, sauta dans le premier taxi.
— À cette adresse, cria-t-il en montrant son papier.
Le taxi s’engouffra dans la nuit. Il déposa Ralph devant le n° 32 de la rue S ; et disparut, chuintant dans les ombres.
— Êtes-vous Betty ?
— Oui, c’est moi.
— Pourrais-je vous parler ?
— De quoi ?
— D’une… montre suisse.
— Entrez donc.
Ralph prit place sur un canapé de velours rouge où il sentit qu’il s’enfonçait.
Qu’allait-il dire pour expliquer son désir d’acquérir cette montre ?
— Elle manque à ma collection, bredouilla-t-il tout d’abord.
Puis il se reprit :
— Elle a appartenu à quelqu’un qui m’était cher. C’est comme un objet de famille, vous comprenez…
La jeune femme le regardait mi-amusée, mi-intriguée.
— Pas vraiment. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes ici au juste ; ni ce que vous voulez précisément… D’autant que cette montre n’est pas à vendre.
Ralph marqua un temps d’arrêt. Puis il parla de son passé, de ses troubles cardiaques, de sa rupture avec Éva, enfin : il se déballa. Betty, jusqu’alors distante et froide, se dégela. Elle lui dit qu’elle comprenait, que tout cela était bien émouvant, qu’elle pourrait éventuellement….
Le reste de la conversation s’estompa dans la nuit.


« Il la regardait, la caressait tendrement, sa main épousant ses formes rondes. Elle était là, tout à lui, palpitante… »
Ralph aurait pu décrire ainsi ce qu’il vivait. Il aurait pu aligner ces clichés, et bien d’autres ; mais il n’était ni écrivain (bon ou mauvais), et son sens de la description s’arrêtait où commençaient les sensations ; ni cinéaste, peintre ou photographe. Il était seulement… Ralph. Un Ralph épanoui. Enfin.
Car dans sa main, ouverte au monde, trônait la montre "Bernoise", pesante comme un regard.
Il la possédait… pour tout le temps.
Betty, après qu’ils eurent bavardé – que se dirent-ils ? – avait accepté de « la lui rendre », comme il disait, persuadé que cette montre lui appartenait depuis toujours.
Ralph sentait qu’il revivait. Plus exactement, que sa vie reprenait un cours régulier, que ses pensées redevenaient précises et mesurées, que son sens de l’analyse plus que jamais était exact ; enfin, que tout était réglé.
Oubliés tous les troubles cardiaques ! Oubliés les bêtabloquants, anti-rythmiques et autre pacemaker ! Oubliés tous les anticoagulants !
Ralph tenait le bon rythme ; vivait à la bonne heure.


Il y a du corps ; des glissements de peau, de sens et d’image. Il y a cette femme qui est Éva et qui n’est pas Éva ; ce visage d’un autre temps dans un autre lieu. Ces morsures qui font jaillir des cris, du sperme, des larmes. Cet amour dans la nuit.
Ralph, dans son rêve, entendit une voix qui murmurait : « Je suis la femme qui t’aime, je ressemble à Éva. Morte à Berne en 1810, je suis l’ancêtre d’Éva, son écho temporel, sa doublure, sa propre voix. Je suis la femme qui t’aime, je te mords, je te mange, je digère ton corps. On me nomme la "Bernoise" ; je suis celle que tu aimes, celle qui trotte en toi. Depuis l’aube de l’aurore… qui trotte en toi…»
Lorsqu’il s’éveilla, Ralph était aux côtés de Betty qui l’observait en souriant.
Il demanda :
— Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas, qu’importe ! Désormais… on a tout le temps !


Daniel LEDUC


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