On n’a pas jeté les nombres à l’aveuglette dans le monde ; ils se sont assemblés pour constituer des systèmes harmonieux, comme les formations cristallines et les notes de la gamme, en vertu des lois générales qui régissent l’univers.
Arthur KŒSTLER
Le Docteur Bamankou vivait au bord du désert ; dans une petite maison en pierres sèches où la lumière semblait ne pénétrer que par une sorte de capillarité. L’agencement intérieur était des plus simples, l’ameublement des plus modestes : deux salles séparées par de lourdes tentures, l’une faisant office de pièce à tout faire, l’autre de chambre à coucher. Pour tout mobilier, une table en bois brut, une chaise rempaillée, un coffre provenant de quelle caravane ; une paillasse, un autre coffre, aux serrures rongées par le temps. Sur la table, de quoi manger, de quoi boire, de quoi écrire, c’est tout (c’était donc l’essentiel). Dans les coffres, ce qu’il faut pour se vêtir, ce qu’il faut pour s’instruire (était-ce le superflu ?). Des livres, il y en avait ici et là, par terre, dans les coins surtout. Et dans sa tête, il y en avait des livres, empilés, telles des strates sédimentaires. Car le Docteur Bamankou, au long de ses voyages, de ses multiples vies, avait accumulé de nombreuses connaissances, notamment sur les Nombres, sur leurs étranges pouvoirs. On le disait Maître des Grandeurs et Docteur des Symboles. Ce qu’il niait par un sourire narquois : pour lui, si l’on pouvait attribuer un titre à quiconque, c’était exclusivement sur la grandeur du mystère qui régit tout Homme. Et chez Bamankou, le mystère faisait loi.
De ses pensées les plus profondes, le zéro surgissait à tout instant. Non ce zéro qui limite ; mais celui qui multiplie. Non la frontière entre le moins et le plus ; mais l’horizon qui tend vers l’infini.
Ainsi, tel le plomb en or, Bamankou cherchait-il à transmuter le zéro en infini ; à lui donner vie, alors qu’il n’était que reflet du néant. C’était là, la justification de sa propre existence, à Mabanckou : faire de l’ombre un éclair.
Il avait étudié, dans ses anciens parcours, tout ce que l’on savait du zéro, de son histoire savante. Des Babyloniens qui utilisèrent des crochets pour distinguer une place vacante, aux Indiens et Hindous qui accordèrent au zéro non seulement une place vide mais aussi celle d’un chiffre, en passant par les Mayas et l’apport des Arabes, il fallut de nombreux siècles pour imposer cette notion tout à la fois de vacance et de nombre sans laquelle on ne saurait compter toute la richesse du monde. Bamankou, devenu réceptacle de la mémoire des chiffres, vénérait Zéro, tel un dieu tutélaire. Il était convaincu que, bien mieux qu’un concept, le zéro était une chair dans un espace suprême. Que sans lui, tout était faussé, à commencer par la mécanique humaine — n’était-il pas, ce zéro, la vie et la mort imbriquées, dans une jumelle complicité ?
De fait, Bamankou s’était retiré loin de la fureur du monde, à la frontière entre l’aride et le fertile, afin, à cet âge où la mort est notre mère, de tendre vers Zéro pour mieux sonder l’incalculable. En peu de temps, il était devenu une espèce d’anachorète au corps décharné, de telle sorte qu’on y lisait la vérité des Hommes. Ainsi s’était-il dépouillé de toutes ces richesses qui avaient, si longtemps, encombré son existence. Il n’était plus grand chose, déjà ; et tentait de n’être rien.
Le summum de l’art du vide, n’est-ce pas la liberté du renoncement ?, voilà ce qu’il aurait pu dire, Bamankou, s’il avait eu envie — de dire. Mais la parole, peu à peu, quittait ses entrailles ; les mots n’étaient plus que des nombres truffés de zéros. Lui-même ressemblait à s’y méprendre au chiffre 9, voûté de poussière.
Le décompte avait commencé.
Bamankou s’approcha de la pierre. Il l’observa longuement. Par sa forme ovoïde, elle suggérait le zéro parfait — celui que, seule, la nature peut tracer.
Des innombrables cailloux qui jonchaient le sol du désert, c’était celui qui lui parut revêtir les contours les plus lisses, comme polis par des vents, par quelque main fluide. Ainsi était-il parvenu au terme de sa route — loin du monde, de toutes ses frontières.
Alors Bamankou, petite chose vibrante. se planta auprès de ce caillou.
De l’horizon, là-bas, on aurait pu le prendre pour un 1 ; de près, pour une virgule, déjà fichée en terre.
De la pointe de sa canne il traça un ovale exemplaire ; puis, fixant le soleil, s’accroupit en son centre.
Longtemps, longtemps après, ses os blanchirent. Devinrent des chiffres. Dans l’infinie clarté.
Du nombre.
Arthur KŒSTLER
Le Docteur Bamankou vivait au bord du désert ; dans une petite maison en pierres sèches où la lumière semblait ne pénétrer que par une sorte de capillarité. L’agencement intérieur était des plus simples, l’ameublement des plus modestes : deux salles séparées par de lourdes tentures, l’une faisant office de pièce à tout faire, l’autre de chambre à coucher. Pour tout mobilier, une table en bois brut, une chaise rempaillée, un coffre provenant de quelle caravane ; une paillasse, un autre coffre, aux serrures rongées par le temps. Sur la table, de quoi manger, de quoi boire, de quoi écrire, c’est tout (c’était donc l’essentiel). Dans les coffres, ce qu’il faut pour se vêtir, ce qu’il faut pour s’instruire (était-ce le superflu ?). Des livres, il y en avait ici et là, par terre, dans les coins surtout. Et dans sa tête, il y en avait des livres, empilés, telles des strates sédimentaires. Car le Docteur Bamankou, au long de ses voyages, de ses multiples vies, avait accumulé de nombreuses connaissances, notamment sur les Nombres, sur leurs étranges pouvoirs. On le disait Maître des Grandeurs et Docteur des Symboles. Ce qu’il niait par un sourire narquois : pour lui, si l’on pouvait attribuer un titre à quiconque, c’était exclusivement sur la grandeur du mystère qui régit tout Homme. Et chez Bamankou, le mystère faisait loi.
De ses pensées les plus profondes, le zéro surgissait à tout instant. Non ce zéro qui limite ; mais celui qui multiplie. Non la frontière entre le moins et le plus ; mais l’horizon qui tend vers l’infini.
Ainsi, tel le plomb en or, Bamankou cherchait-il à transmuter le zéro en infini ; à lui donner vie, alors qu’il n’était que reflet du néant. C’était là, la justification de sa propre existence, à Mabanckou : faire de l’ombre un éclair.
Il avait étudié, dans ses anciens parcours, tout ce que l’on savait du zéro, de son histoire savante. Des Babyloniens qui utilisèrent des crochets pour distinguer une place vacante, aux Indiens et Hindous qui accordèrent au zéro non seulement une place vide mais aussi celle d’un chiffre, en passant par les Mayas et l’apport des Arabes, il fallut de nombreux siècles pour imposer cette notion tout à la fois de vacance et de nombre sans laquelle on ne saurait compter toute la richesse du monde. Bamankou, devenu réceptacle de la mémoire des chiffres, vénérait Zéro, tel un dieu tutélaire. Il était convaincu que, bien mieux qu’un concept, le zéro était une chair dans un espace suprême. Que sans lui, tout était faussé, à commencer par la mécanique humaine — n’était-il pas, ce zéro, la vie et la mort imbriquées, dans une jumelle complicité ?
De fait, Bamankou s’était retiré loin de la fureur du monde, à la frontière entre l’aride et le fertile, afin, à cet âge où la mort est notre mère, de tendre vers Zéro pour mieux sonder l’incalculable. En peu de temps, il était devenu une espèce d’anachorète au corps décharné, de telle sorte qu’on y lisait la vérité des Hommes. Ainsi s’était-il dépouillé de toutes ces richesses qui avaient, si longtemps, encombré son existence. Il n’était plus grand chose, déjà ; et tentait de n’être rien.
Le summum de l’art du vide, n’est-ce pas la liberté du renoncement ?, voilà ce qu’il aurait pu dire, Bamankou, s’il avait eu envie — de dire. Mais la parole, peu à peu, quittait ses entrailles ; les mots n’étaient plus que des nombres truffés de zéros. Lui-même ressemblait à s’y méprendre au chiffre 9, voûté de poussière.
Le décompte avait commencé.
Bamankou s’approcha de la pierre. Il l’observa longuement. Par sa forme ovoïde, elle suggérait le zéro parfait — celui que, seule, la nature peut tracer.
Des innombrables cailloux qui jonchaient le sol du désert, c’était celui qui lui parut revêtir les contours les plus lisses, comme polis par des vents, par quelque main fluide. Ainsi était-il parvenu au terme de sa route — loin du monde, de toutes ses frontières.
Alors Bamankou, petite chose vibrante. se planta auprès de ce caillou.
De l’horizon, là-bas, on aurait pu le prendre pour un 1 ; de près, pour une virgule, déjà fichée en terre.
De la pointe de sa canne il traça un ovale exemplaire ; puis, fixant le soleil, s’accroupit en son centre.
Longtemps, longtemps après, ses os blanchirent. Devinrent des chiffres. Dans l’infinie clarté.
Du nombre.
Daniel LEDUC
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