dimanche 13 juillet 2008

QUE L’ÉLAN SOIT SAUVAGE


1
Comme chaque réveil nous porte vers de nouvelles senteurs,
chaque parole donne aux lèvres l’arrondissement du sens,
et chaque amour revient à puiser l’eau de source.
L’Homme est une sempiternelle rengaine
aux airs de fureurs, d’ombres et de mystères
qui s’élèvent du champ de guerre
aux odes à la mémoire de la beauté.
L’Histoire ramasse à la pelle les histoires
que l’automne et l’hiver ont fait choir
sur la terre toujours fraîchement sillonnée.
Qu’y a-t-il derrière notre mémoire,
quoi d’autre qu’une impression sur une drôle de bobine,
qu’un miroir sans tain à la face du monde,
qu’une cervelle dérangée de son tiroir ?
La guerre gueule dans le goulot d’où dégoulinent
des zestes de corps, des restes de raison.
Certains s’artistent en ces temps dérisoires,
redonnant de l’espoir à des larmes de rires
et de la sympathie aux discordants accords.
La nuit s’étoile à chaque fois que l’art
vient présider l’assemblée des tourments ;
à chaque amour qui s’épuise dans le cœur,
le monde renouvelle son audience ;
et chaque éternité dans le regard
confère à la nature un instant étonné.
Il y a du vin dans les mots qui rassurent,
du sperme dans la liqueur, de l’onguent dans le geste,
de la vague amniotique dans la caresse du jour.
Que l’on se dise que lorsque tout est mort,
le silence renaît, l’aube enfreint la nuit.
Derrière le son sont le sens et le sang
qui coulent de soi vers l’estuaire du soir.
Et les mots ne jouent que pour mieux jouir des sens
de cette comédie qui n’a rien de comique.
Allons ! ne cessons pas de vivre
avec au cœur la chair et le rucher :
c’est par ces miels que s’émerveille la vie !

2
La nature, on le sait, n’est qu’un principe,
puisqu’elle est autre chose que ce qu’elle définit.
Elle échappe à sa nature propre,
s’élance bien au delà des mots.
Elle enveloppe la vie
tout en s’en détachant.

Et je connais des êtres
dont la nature s’épanche.
Ils sont comme ces roseaux
prêts à baiser la terre
tout en baisant le ciel,
de ces saules pleureurs
aux rives de la nuit.
Ces artistes impatients
qui engendrent en criant,
je connais leurs silences.
Ils composent, peignent, écrivent
dans des marges de cahier
qui se dilatent
au contact du temps.

Le temps n’est pas un leurre,
pas plus qu’une infortune :
c’est lui qui fait penser autant !
Peu importe ce qu’il est,
pourvu qu’il agite
les feuilles de nos cahiers !
Qu’il s’immisce dans nos rêves
y déposant sa sève,
et les miels de l’instant.
Peu importe le temps.

La mémoire, vous savez,
la fuyante mémoire,
elle arpente le grenier,
se niche dans les combles,
défie les rides
voilées de l’univers.
C’est une trappe qui s’ouvre
sur des champs magnétiques,
une boîte de Pandore
aux contours insondables
comme le sont les contours de la vie.

Les formes que nous avons
que forment-elles ensemble ?
Quels sont les aspects
des véritables figures ?
Et nous figurons-nous
la proche réalité ?
Le corps, dans son impalpable décor,
ne se laisse approcher
que par touches délectables :
le reste n’est que fumet !
Faut-il, ainsi, saisir
la contenance
pour prétendre peser
le contenu.

La femme contient la chair,
l’os et la peau.
Elle est au jour
ce que la proue est au navire ;
à la nuit,
ce qu’annonce le fanal
par son obscure clarté --
et la foudre est son étoile.
Femme :
coup de foudre
feuillette,
tu enivres
ta beauté.

3
Je marche toujours en devançant mes pas, le regard attentif à tout ce qui distrait. J’évolue, peut-on dire, de façon intuitive, de telle sorte que se propulse l’instant à venir. Et les rues se croisent comme de vulgaires passants.
La ville, c’est elle qui me façonne. C’est elle qui me dépeint. Comme me dessinent les femmes, m’assurant sans destin. Sans avenir propice.
Je vis comme on balance. Entre l’aube et le soir. Entre deux verres bien pleins.
Entre la rue et le trottoir. Au plus près du caniveau.
Là, je suis un encensoir – pour des dieux sans fortune – pour d’autres, sans état d’âme.
Je campe sur moi-même. Moi qui vient de si loin.
J’ai traversé des contrées austères, des déserts d’où émergeaient des cités peuplées de couleurs vives et d’élans symphoniques.
J’ai fait halte dans des fondouks où, bien qu’étranger, je me suis senti indigène ; dans des caravansérails aux fortifications aussi élevées que l’esprit qui y domine ; dans des khans, où les mots chaleureux servaient d’accueil. Et j’ai pensé que l’Homme était frère de lui-même.
Je suis venu ici, les mains nues, grandes ouvertes.
On ne m’a pas connu.
On a dit : « Quel est cet immigré, que vient-il faire chez nous ? »
On ne m’a pas connu.
Ombre de l’ombre, ombre de la société je vis, comme on balance.
La nuit s’approche, la nuit se presse.
Dans le noir un homme -- vient de me tendre la main.

4
Le chemin bordé de châtaigniers,
conduit-il jusqu’à la bogue
qui protège nos jours d’enfance ?
Et les corneilles,
dans leurs corbinages et autres criaillements,
pillent-elles toujours nos vertes années ?
Que deviennent les renoncules,
ces fleurs de l’impatience,
qui poussaient à flanc de coteau
quand les amours
cherchaient l’ombre
au sein même du soleil ?
Où reposent les sources,
celles de nos ascendants ?
Sont-elles encore prodigues
comme les fruits de l’esprit ?
Ou bien sont-elles stagnantes,
semblables aux paroles
de certains politiques ?
Nos sources,
reposent-elles en paix ?
Nous sommes là,
tout près de l’estuaire,
qui observons
la coulée des nuages.
Transis --
par le ruissellement
du temps.

5
-- Tu vois là-bas ces lumières qui se posent près du port… ce sont comme des fanaux sur des barques qui tanguent… des vies d’hommes, qui ont tant navigué…
-- Qui ont tant navigué ?
-- Ils ont parcouru des mers aux noms capiteux, comme le sont les vins grecs ou certains vins d’Alsace… la Mer de Marmara, la Mer Ligurienne, la Mer d’Alboran, la Mer des Hébrides, la Mer d’Iroise, la Mer des Sargasses, la Mer de Barents, la Mer de Kara, la Mer de Laptev, la Mer de Wandel, la Mer de Lazarev… celle de Bellinshausen, celle d’Amundsen, celle de Mawson, celle de Weddell, celle de Sornov, celle des Andaman, celle de Laquedives… et la Mer d’Oman, et la Mer de Béring… les Mers de Flores, de Célèbes, de Makassar, de Timor, des Moluques… et celle de Tasman… et celle, imprononçable, d’Okhotsk… et celle, imprononçable, des Tchouktches… Et puis… celles qui n’existent pas…
-- Qui n’existent pas ?
-- Les mers imaginaires ; au fond desquelles vivent des êtres fabuleux ; et dont les côtes sont habitées par des civilisations occultes. Ces mers qui se crayonnent dans l’esprit des hommes, à chaque gorgée de ces vins sirupeux, quand la nuit est aux abois…
-- Aux abois ?
-- Ne cherche pas, mon gars ; la nuit est aux abois. Tu vois là-bas ces lumières qui se posent… elles viennent à la rencontre du jour qui va naître… ce sont des paroles d’hommes enfouies dans des décombres, par delà toutes les mers… des cris surgissant des abysses… un appel à la vie… Ce sont tes mères, toutes tes mères, ces lumières qui clignotent…
-- Mes mères ?

6
Par-dessus nos regards et par-dessus nos nuits
une multitude d’étoiles forment un langage uni
par cette obscurité de la masse qui sombre
dans un silence
évanoui.
L’univers s’offre au multivers
ainsi que le neutron
s’offre à l’atome,
que le mot s’offre
au verbe
épanoui.
Des trous noirs dans la conscience
absorbent
nos clartés diffuses,
et nous saurons qui nous sommes
quand nous sortirons
de nous-mêmes.
Par delà nos vies, par delà nos morts,
s’échappent des myriades de questions
avec lesquelles nous formons notre histoire,
et sans lesquelles nous ne serions
qu’un rêve.

Daniel LEDUC

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