lundi 30 juin 2008

MERS (poème)


-- Tu vois là-bas ces lumières qui se posent près du port… ce sont comme des fanaux sur des barques qui tanguent… des vies d’hommes, qui ont tant navigué…
-- Qui ont tant navigué ?
-- Ils ont parcouru des mers aux noms capiteux, comme le sont les vins grecs ou certains vins d’Alsace… la Mer de Marmara, la Mer Ligurienne, la Mer d’Alboran, la Mer des Hébrides, la Mer d’Iroise, la Mer des Sargasses, la Mer de Barents, la Mer de Kara, la Mer de Laptev, la Mer de Wandel, la Mer de Lazarev… celle de Bellinshausen, celle d’Amundsen, celle de Mawson, celle de Weddell, celle de Sornov, celle des Andaman, celle de Laquedives… et la Mer d’Oman, et la Mer de Béring… les Mers de Flores, de Célèbes, de Makassar, de Timor, des Moluques… et celle de Tasman… et celle, imprononçable, d’Okhotsk… et celle, imprononçable, des Tchouktches… Et puis… celles qui n’existent pas…
-- Qui n’existent pas ?
-- Les mers imaginaires ; au fond desquelles vivent des êtres fabuleux ; et dont les côtes sont habitées par des civilisations occultes. Ces mers qui se crayonnent dans l’esprit des hommes, à chaque gorgée de ces vins sirupeux, quand la nuit est aux abois…
-- Aux abois ?
-- Ne cherche pas, mon gars ; la nuit est aux abois. Tu vois là-bas ces lumières qui se posent… elles viennent à la rencontre du jour qui va naître… ce sont des paroles d’hommes enfouies dans des décombres, par delà toutes les mers… des cris surgissant des abysses… un appel à la vie… Ce sont tes mères, toutes tes mères, ces lumières qui clignotent…
-- Mes mères ?

Daniel LEDUC


LA MORT EST-ELLE MORTELLE ? (nouvelle)


Lecteur, quand tu liras ceci, je serai mort depuis longtemps. Je suis le peuple des Orokaivas, originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les derniers sursauts de mon existence se sont produits au début du vingt-et-unième siècle. Puis je me suis dissous dans la société mondiale. Et mon nom lui-même s’est liquéfié.
Lecteur, je vais te raconter mes dernières espérances, dans un temps où mon histoire se diluait déjà dans la "modernité".
J’appartiens aux peuples des Papous. Je fais partie des premiers habitants de l’île de la Nouvelle-Guinée (je n’en tire aucune fierté : la terre, elle, n’appartient qu’aux vents qui la dominent). Après nous, vinrent les Mélanésiens ; puis les Portugais, les Espagnols, les Hollandais ; les Britanniques, les Allemands ; enfin, les Australiens. En 1975, notre terre accéda à l’indépendance. Et nous voilà, à l’heure où je te parle.
Lecteur, je suis le peuple des Orokaivas, et je te souhaite mille danses.
Depuis plusieurs décennies, les miens sont devenus chrétiens. On leur fait croire à l’avènement du Christ. On prétend que nos morts vont ressusciter. Mais, comme le dit l’un des nôtres, maître de la coutume :
« Avant, nos morts, déposés dans une tombe, changeaient de peau comme les serpents. Où habitent-ils, à présent, nos morts ? Vivent-ils dans les racines creuses, ou bien dans les rivières ? Et ce paradis dont on nous parle, où est-il ? »
Les églises parlent toujours aux miens du retour des morts. Aussi les miens attendent-ils beaucoup des morts, peu des vivants. Le sentiment d’union n’existe plus chez eux. Ils ont adopté le mode de vie des Chinois et des Blancs. Moi, peuple des Orokaivas, je ne reconnais plus les miens ! Non ! Je ne reconnais plus !
Pourtant l’espérance était là. Dans la culture des palmiers à huile, sûrement. Mais nos bananes elles, à force d’attendre, pourrissent ; et les rituels, interdits par les églises chrétiennes, s’étiolent dans la mémoire ; et les liens entre les Hommes se distendent ; et le cosmos apparaît de plus en plus flou.
Lecteur, aujourd’hui le peuple des Orokaivas attend un bateau qui doit ramener les morts vers les vivants… Du moins est-ce la rumeur…
Les pensées anciennes et les pensées nouvelles tentent de s’enlacer. Vies et morts vont-ils danser dans un même temps ?
Lecteur…

Habamana interrompit le déchiffrage.
Elle rangea le manuscrit dans une boîte à la fois transparente et obscure, afin de le protéger des rayonnements cosmiques.
Elle se sentait exténuée, comme si cette lecture avait absorbé son attention, au point de la vider tout entière.
Mais Habamana savait pourquoi. Elle savait que le crabe la rongeait. Comme il rongeait tous les autres mortels ; comme il rongeait le ciel, par-dessus les nuages. Elle savait que l’Histoire, pour toujours, allait se refermer – sur une page jaunie par les siècles.
Elle savait. Elle n’avait pas peur.
Il lui restait encore une tâche à accomplir : finir de déchiffrer ce manuscrit que le Grand Archéologue lui avait remis récemment.
À l’heure où l’achèvement était si proche, il lui paraissait essentiel (puisque dérisoire) d’écouter un passé lointain, recouvert de trous et de poussières. C’était un peu le retour à la mère avant que la mère se retire. Téter une dernière fois l’une des sources qui s’étaient à tout jamais taries.
Habamana sortit du blockhaus.
Elle se dirigea vers une église en ruines, y pénétra. Là, derrière l’autel, la Croix avait été remplacée par un Cercle symbolisant le Dieu de la Matière Sombre. Habamana par sa prière tenta de rejoindre le Cercle : s’il est vrai que le centre de la sphère est nulle part et que sa circonférence est partout, alors, il n’y a point de limite… et tout… est toujours dans l ailleurs.
Elle se recueillit, capta l’essence de son histoire — et celle de toutes les histoires humaines.
Puis longtemps, elle erra dans la ville.
Un étrange silence parlait déjà du temps passé.
« L’espèce humaine, qu’en restera-t-il ? »
Habamana se remémora les ultimes phrases du manuscrit qu’elle avait déchiffré :
Le jour où tous les vivants seront morts, la mort sera mortelle. Et le temps ne parlera plus. De l’illusion du temps.


Daniel LEDUC

GARANCE (nouvelle)


« Ce que je cherche, par la couleur, c’est une révélation. Quelque chose qui fasse vibrer la toile ; qui provoque sur le regard une décharge cinétique. Une émotion mouvante, instinctive. Le contraire d’un concept. »
En relisant ce passage de l’interview, Vincent se dit qu’il était impossible d’exprimer sa peinture, de l’ouvrir par la parole — tout au plus pouvait-on entrebâiller la porte. Suggérer le seuil.
Pourtant il avait aimé répondre aux questions, cette fois-ci. [La journaliste avait un charme dans la voix et dans les mots. Ce qu’elle demandait provenait des sens. Pas seulement de l’intellect.] Il avait aimé la plastique de sa pensée.
Il regarda sa dernière toile, trop fade à son goût, la retourna contre le mur, incapable ni de la vomir ni de la digérer. C’était là son dilemme, depuis plusieurs années : approbation et rejet de sa propre peinture dans un même mouvement critique.
Et la souffrance qui va de paire…
Vincent se fit un café serré, telle une étreinte ; il décida de s’oublier un peu, de sortir dans la foule. La ville palpitait dans l’hiver. Les lumières crues, les néons, les illuminations dues aux fêtes, tout cela contribuait à créer une atmosphère féerique et factice à la fois : ce qu’il fallait à Vincent — l’artifice, le charme de la nuit…
Noël c’est l’Enfance, le royaume du possible… Vincent était paisible.
C’est alors qu’il la vit. Là.
Elle déambulait sur le trottoir, un air de jazz dans les jambes. On aurait dit une poupée rythmique ; un balancement issu des alizés.
Vincent l’aborda ; elle lui offrit un rire plein de vagues.
— Pour toi, ce sera le tarif préférentiel, celui que je fais aux hommes qui me plaisent (sa voix s’apparentait aux cris des mouettes), peut-être même je te ferai cadeau d’extra ! Monte, tu ne seras pas déçu !
— Monter, ça me changera ! se dit Vincent à haute
voix.
— Viens. Je m’appelle Garance.


Les jours prennent la couleur des pensées, souvent.
Et les jours étaient verts ; faits de jades, d’olives et d’émeraudes, pour Vincent. C’était une forme d’illusion herbeuse sur laquelle il marchait.
Depuis l’autre soir, depuis le corps la voix les mains les mots les pieds la vulve de Garance, il y avait eu un éclatement de cuivres dans sa poitrine. Il ne servait à rien de se dire que c’était trop ; trop juvénile trop tard trop bête trop cliché peut-être : tomber amoureux d’une pute, après être monté avec elle, la chute serait pour le moins maladroite, voire vertigineuse. Mais il en va des sentiments comme des bourrasques — cela vous fouette en plein visage, parfois jusqu’à faire tanguer au fond des yeux.
Vincent n’avait connu que des femmes bien rangées dans leur tête, des femmes ordonnées comme des principes. Le principe, avec Garance, c’était surfer sur les vagues en évitant chaque écueil -- la vie était une houle permanente.
Elle n’admettait pas que "ses clients" viennent la voir trop souvent. Qu’ils lui offrent des bouquets de mots, des parfums avec la langue. Non qu’elle n’aimât les douceurs, mais elle se méfiait d’elle-même, et de sa faculté à tomber dans les pièges de l’éloquence.
— Je suis seule Vincent ; ça veut dire libre ; libre dans ma tête, dans mon corps, dans tout ce que je dis. Ma mère m’a prénommée Garance en souvenir d’Arletty, dans Les Enfants du Paradis. Elle me répétait sans cesse : ta seule attache, ça doit être ta liberté. Elle avait tellement souffert des hommes ! De leur domination asphyxiante ! Moi, les hommes, ils me payent ! À moins que ce ne soit moi qui me les paye…
Et son rire partait : un vol de mouettes.


Garance, c’était une aventure, comme on dirait une équipée. Le contraire d’une passade ; l’opposé d’un épisode. Voilà pour Vincent.
Il voyait à présent le jour sous l’angle d’un autre œil — clignant sous un mascara, sous un fard à paupières.
Étrangement sa part féminine émergeait de cet amour, l’impossible faisant éclore le probable. Aimer l’autre, ne serait-ce pas mieux se connaître ?
Vincent renaissait.
Il se sentait vivre, malgré ou grâce à tout : le rejet, plus ou moins affirmé, de son amour ; la jalousie qui l’étreignait lorsqu’il pensait aux hommes qui montaient avec elle ; cette vision charnelle d’un corps qui se paye ; cette autre vision d’une vie faite de passes — comme toute vie, passagère.
Le peintre, en lui, voyait émerger des ombres, des éclats de joie, des lueurs d’espoir ; ce qui fait qu’on se lève, tôt, dans le brouillard matinal.


Des ruines. Comme après un bombardement. Des ruines, de la poussière qui semblait danser avec le vent ; et ce silence criard qui accompagne souvent les drames.
Vidé, Vincent s’engouffra dans le bistrot d’en face.
Il s’assit à la première table et commanda du rhum : du Chauvet, précisa-t-il.
Au zinc, les conversations allaient bon train.
— Le gaz… C’est une explosion qui a détruit l’immeuble.
— Il paraît que ça provient de l’appartement de la pute…
— Garance ?
— Ouais. La pauvre est partie en cendres.
— On sait ce qui s’est passé ?
— Certains disent un accident, d’autres un suicide. Il y en a même qui parlent de meurtre.
— Va savoir ! Tout est possible !
Un dernier verre ; et Vincent s’en alla, chancelant, comme toutes les pensées dans sa tête. Le rhum, c’était le seul ton qu’il pouvait associer avec sa peine. Le seul.


— Voilà.
Vincent contempla sa toile. Il y vit quelque chose de nouveau. Une tonalité autre. Quelque chose de palpitant.
C’était le rouge garance qui révélait son œuvre. Ce rouge qu’il avait obtenu à partir de racines séchées, lesquelles provenaient d’un coin reculé d’Afghanistan.
Des années. Il lui avait fallu des années pour trouver la bonne teinte. Des années après que Garance se fut répandue en fumée. Des années de rhum et d’errance.
Dans chaque pays où il était allé, il avait traîné sa peine, comme une chienne enragée au bout d’une corde. Et ce fut là-bas, dans un bazar d’Afghanistan, qu’il avait découvert son secret : la garance. Ça lui paraissait tellement évident !
Vincent posa son tableau sur la vieille commode.
— C’est fini, dit-il simplement.
Son cœur s’apaisa. Son pouls devint tranquille.
Il alluma la télé. Enclencha le magnétoscope. S’assit, le regard bleu, face à l’écran.
Pendant des heures, des jours peut-être, il se passa en boucle la célèbre tirade entre Pierre Brasseur (Frédérick) et Arletty (Garance), dans Les Enfants du Paradis
— …Dites-moi au moins quand je vous reverrai ?
— Bientôt peut-être. Sait-on jamais avec le hasard.
— Oh ! Paris est grand, vous savez.
— Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour
jusqu’en devenir les pigments de la scène, à se diluer dans le temps.


Daniel LEDUC

LA GALAXIE GUTENBERG (nouvelle)


« Le monde est un village global. »
« Le contenu d'un médium est toujours un autre médium. »
« Nous regardons le présent dans un miroir rétroviseur. »
Marshall McLuhan


Le libraire n’est-il pas un convoyeur de mots, quelqu’un qui protège et fait passer d’une rive à l’autre la pensée des Hommes ?
C’est ce qu’Arnaud se dit lorsqu’il doute de lui-même. Et en ces temps d’incertitude économique, ça lui arrive fréquemment de douter. De désespérer même.
Mais il lui suffit de regarder une pile de livres, de toucher une couverture, de palper le papier encore tendre pour se sentir rasséréné. Il se sait alors investi de cette noble mission de passeur de mots. Et comme un tremblement érotique le surprend.
La Clef des Livres, c’est son univers ; cette librairie qu’il a créée de toutes pièces, dont la mécanique est faite de transmissions, d’échanges et de relais. Un lieu convivial avant tout, voilà ce qu’il souhaite ; et c’est ainsi qu’on s’y retrouve, non seulement pour chercher trouver acquérir un livre, mais aussi bien pour discuter, se donner rendez-vous, boire un thé, ou simplement se sentir moins seul(e). C’est un lieu de passage où l’on s’attarde, avant de reprendre le train-train quotidien. Comme une gare de voyageurs immobiles.
Arnaud aime les livres, comme il aime les gens. D’ailleurs, les uns ne proviennent-ils pas des autres ? Et quelle différence entre une œuvre et une vie ?
Chaque journée lui apporte son lot de petites joies et de petites surprises. Chaque livre qu’il reçoit a sa propre histoire, sa propre autonomie. Parfois c’est une révélation, au sens photographique du terme. Quelque lumière qui se cristallise dans les mots. Alors Arnaud s’illumine, son cœur bat plus fort. Il respire le bonheur.
Les rencontres, il y a les rencontres aussi. Celles qui sont fugaces ; celles qui s’imprègnent ; celles qui deviennent récurrentes, qui ponctuent la monotonie du temps. Par exemple : la rencontre avec cet homme qui déclare être un oiseau et qui, désespérément, cherche dans les ouvrages d’ornithologie à identifier l’espèce à laquelle il appartient ; ou bien la rencontre avec une prostituée férue de psychologie animale qu’elle applique à ses clients ; ou encore la rencontre avec cette vieille dame, aussi seule qu’un mirage, qui chaque jour franchit le seuil de la librairie, prétextant qu’elle a perdu son chien et que celui-ci n’a pu se réfugier que dans les livres. Bien sûr il y a d’autres rencontres : avec des gens bien moins sérieux : des notaires, des pharmaciens, des banquiers… des politiciens, même. Cependant la rencontre qu’affectionne plus que tout Arnaud, c’est celle avec le destin (c’est ainsi qu’il nomme la chance). Et c’est bien lui, le destin, qui lui a fait connaître Lucie.
Un jour de pluie, de grisaille, de pauvreté lumineuse ; Lucie entre, et tout s’éclaire. Arnaud ne voit plus qu’elle.
Elle l’interroge :
— Vous êtes le Directeur ?
— Le libraire, oui.
— Puis-je vous parler, alors ?
— Je vous écoute.
— Voilà. J’ai écrit un livre racontant la vie de mon arrière-grand-père. Il a fait la guerre de 14-18, il en est revenu amnésique. C’est non seulement l’histoire d’un homme, mais celle de toute une génération plus ou moins sacrifiée, ce livre. Cependant, il a été refusé partout. Je l’ai autoédité alors. Et je propose aux libraires d’en prendre quelques exemplaires en dépôt. Voilà.
Elle lui tend l’ouvrage.
— D’accord, je vais en prendre connaissance ; je vous ferai savoir ma décision. Revenez dans huit jours.
Lucie, distraitement, remercie.
Le soir même, bien que rompu de fatigue, Arnaud se saisit de l’ouvrage.
Il se dit qu’en lisant l’incipit et la fin du livre, il se fera une juste opinion du style et de l’arôme ; qu’ainsi, il pourra soupeser l’ensemble :
Il y a un commencement à tout, même à l’oubli. C’est pourquoi cette histoire, faite de pleins et de vides, n’a ni début ni fin. Elle s’inscrit dans la mémoire des Hommes, avec les mêmes empreintes que des pas sur du sable mouvant.
…/…
Guerre, c’était ce mot qu’il cherchait, là, au fond de sa mémoire, entre des histoires d’hommes et des histoires d’amour. Cet effroyable mot, qui avait causé, sinon sa perte, du moins d’irrémédiables failles. Au fond du cœur.
Arnaud sait à présent qu’il tient quelque chose. Il s’endort, paisible.
Comme convenu Lucie repasse la semaine suivante ; regard interrogateur.
— Je vais vous prendre dix exemplaires pour commencer. J’ai survolé votre ouvrage, il me paraît excellent. Je le lirai plus tard…, entend-elle.
Lucie se demande ce que veut dire "survolé", "excellent", "plus tard". Elle se demande aussi pourquoi ses jambes flageolent. Pourquoi la voix d’Arnaud résonne en elle ? Pourquoi ?
Arnaud ne se demande rien, il sait : c’est le destin.
C’est comme dans un livre ouvert, il lit sa chance, là, devant lui.
Il parle :
— Je voudrais vous dire… Il faut qu’on se revoie… Demain… Vous êtes libre demain soir ?
— Demain soir, oui.
Voilà, avec si peu de mots, que l’on noue ce destin (que l’on saisit sa chance). Peu devient considérable, pourvu qu’on y prête attention. Et les jours ont la saveur des peu de chose.
Arnaud et Lucie deviennent amants. Deux tomes d’un même livre.
Il y a moins de trous dans leur vie, moins de poussière, aussi.
Ils se voient chaque fois qu’ils s’aiment. Ils s’aiment en se voyant.
Le livre de Lucie, Arnaud, un soir de solitude (où se trouve-t-elle ?), Arnaud décide de le lire entièrement.
Il se couche. Prend l’ouvrage. Plonge dedans.
Les derniers mots, il les connaît. Par cœur peut-être :
Guerre, c’était ce mot qu’il cherchait, là, au fond de sa mémoire, entre des histoires d’hommes et des histoires d’amour. Cet effroyable mot, qui avait causé, sinon sa perte, du moins d’irrémédiables failles. Au fond du cœur.
Arnaud pose le livre sur la table de nuit. Il tremble. Non : il frissonne. Le sommeil le saisit dans cette palpitation.
Des corps, comme des pierres. D’autre corps, gémissant, dans la boue ; les barbelés, les trous d’obus, la merde et le sang. Français, Allemands, il n’y a plus qu’une chair déchiquetée par la démence. La mort n’en demande pas tant. La mort est écœurée des Hommes. Pour peu, elle quitterait la vie, définitivement, la mort…
Lorsque Arnaud se réveille, une pluie fine assombrit le ciel qui perce par la fenêtre. Une migraine assombrit son regard.
Il étire ses muscles pour mieux se sentir vivre.
À côté de lui, il sent une présence. La couverture troussée, un livre est ouvert. C’est celui de Lucie, qui repose, comme un oiseau fragile.
Le temps. C’est lui qui change.


Daniel LEDUC


LE PEIGNE (prose)


Quand il glisse sur les cheveux, le peigne serre les dents, orgueil et volupté. C’est lui qui trace les sillons sur la tête pensante ; lui qui dessine le casque ou le bonnet, ou toute autre coiffure ; lui qui remet à leur place tous ces rebelles poilus, ceux qui geignent pour s’être fait tirer dessus. Voilà pourquoi même vieux, édenté, bégayant, il crâne, le peigne — regardant de haut les beaux ciseaux pointus. Voilà pourquoi il fait la noce avec la brosse — avant que le rasoir du temps ne fasse place nette sur les rêves et les pensées. Sur le rêve de la pensée. Et sur les mots, scions !

*****

Se coiffer, cela remet les cheveux en place, autant que les idées. Si quelque épi se fait rebelle, ne pas tenter de le dresser autrement qu’il l’est déjà. Cela pourrait nier le Désordre, la Confusion des choses ; l’Origine et le Chaos.
Lorsqu’on se peigne, l’on caresse la peau, et toutes ces ondes qui s’activent, ces lueurs et pleins soleils de nos pensées. Acte anodin peut-être, mais témoignage prégnant de l’estime que l’on se porte. Car négliger sa chevelure reviendrait à déprécier ce qui foisonne en soi. Est-ce aussi simple que ça ? Le coiffeur lui-même ne le sait pas.
Quant au peigne, il tente de rendre parallèle ce qui est courbe ; et courbe, ce qui est droit.

*****

La main dans les cheveux, c’est comme un peigne de désir qui frôle le cerveau. Sensualité des doigts sur le dôme de la tête, là où s’abrite la représentation (théâtrale) du monde.
Le crâne, c’est la planète qui gravite autour des formes, contenant tous les mystères en une même latitude. Les questions sont là, et les réponses sont là — dans un ordre aléatoire, un spasme stochastique. Le crâne, une étoile qui s’effondre sur elle-même ; qui se régénère, sans cesse, par ses trous noirs. C’est l’incertitude qui fait avancer ; les courants contraires. Ainsi la nuit s’éclaire-t-elle de milliards de lucioles, comme autant de neurones et de synapses entremêlées.
Le peigne effleure la pensée ; son ombre. Clair-obscur dans la clarté.

*****

Il faut qu’il peigne les paysages de sa tête. Il faut qu’il se peigne dans la figure du monde. Il faut qu’il s’imprègne de l’épaisseur des choses. L’artiste, il faut qu’il peigne.
Il faut qu’il brosse sa toile, avec, ce qui échappe. Qu’il désépaississe les bruits et les fureurs. Qu’il rase le superflu. L’artiste, il faut qu’il gratte.
Qu’il enflamme tous ces vents qui décoiffent.
Qu’il mette le feu à la mèche du sens.
Sans qui la vie n’aurait plus de couleurs ?
L’artiste. Il faut qu’il nous démêle. Tout cela.

*****

Croire que les chauves ne pratiquent pas le peigne serait croire que le temps n’effleure pas l’absence.
Que le peigne se casse les dents sur un crâne, et voilà la preuve de la dureté de l’existence – toute autre démonstration n’étant que sophisme !
Les chauves apprécient le peigne en ce qu’il est un objet de désir, de convoitise, de réminiscence… symbole de perte… démêloir de sens…
Quand on sait que la vie ne tient qu’à un cheveu, celui (celle) qui n’en a plus, a teint par essence une sorte d’éternité : rien ne peut plus l’atteindre, sinon la pluie qui ruisselle sur son cœur.
Le chauve, est comme un peigne sans dents.


Daniel LEDUC

LE BALAI (prose)


À chaque fois que je regarde un balai, je vois un arbuste en hiver, dépouillé de ses membres, de sa peau, et du dernier rayon de soleil. Rien ne m’inspire plus de compassion qu’un balai dans son allure austère. Il paraît si piètre, si démuni, comme abandonné de tous, orphelin de la nature et de la main de l’Homme. Mais il suffit que cette main s’en saisisse pour que vive le balai, pour qu’il jaillisse enfin dans une danse de toussotements et de poussière. Alors rien n’est plus noble, plus digne de respect, que cet instrument qui chasse les moutons et fait valser les salissures. Rien n’est plus irrésistible que cet ustensile qui nettoie la surface du monde sans en altérer ni le contenu, ni la forme.
Ce que le balai nous enseigne, c’est cette modestie altière du humble, sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont : embrumées de rides et de saletés.
Le propre du balai c’est de rendre propre ce qui le fut, ce que le temps a embaumé. Redonner vie au temps lui-même, dépoussiérant le passé — que la patine demeure, mais sans taches ni bavures. La lumière enveloppante, sans cette brume qui se dépose sur chaque aurore.

*****

Je revois le geste de mon grand-père lorsque, armé d’un balai de genêt, il poussait feuilles mortes et plumes de vent hors des frontières de la ferme. Tout devait être net comme l’était sa vue sur l’horizon du monde. Chaque chose à sa place, et la mémoire des jours sera bien gardée.
Pourquoi le désordre fait-il si peur ? Pourquoi faut-il donc balayer ce qui dérange le quotidien ? Se rassure-t-on par la propreté apparente, comme si celle-ci était également transparente ? La force et la beauté du monde ne sont-elles pas aussi dans cet éternuement que provoque la poussière ?

*****

Et le balai des sorcières, cet engin avec lequel elles s’envoyaient en l’air, dans un nuage de corbeaux et de suie, avec des vagissements – enfantement de ces ténèbres qui ont ceint les cauchemars de tellement d’enfants !
Le balai de sorcier, qui, telle la queue d’un oiseau, se plante dans le ciel, enclin à débarrasser chaque nuage de nos fantasmes, et de toute pollution terrestre.
Le balai ensorcelé qui se dédouble et se dédouble encore, jusqu’à l’infinie altérité de soi-même, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des balais pour se balayer eux-mêmes…

*****

Le cantonnier, appuyé sur son balai, rêve de routes et de chemins bien droits, aussi droits que le manche, droit, de son balai. Il rêve de lignes perpendiculaires ou parallèles, le cantonnier, de rectitude dans l’agencement des formes, de coordonnées et d’angles droits.
Ce que lui inspire son balai, ce sont des géométries simples mais ordonnées. Avec, pour abscisses, la ligne d’horizon et le regard qui s’en va vers l’infini, fuyant les chemins tortueux de la vie.
Si son balai de paille pouvait faire disparaître toute cette boue sous le tapis des apparences. Au moins les choses en seraient plus carrées.
Mais la route est longue, pentue, sinueuse. Elle abrite combien de ces virages en épingle à cheveu, combien de précipices, combien de fossés et d’ornières ?
Le cantonnier maudit TOUT. Ce qui ne ressemble pas. De près ou de loin. À son propre balai !

*****

Aux premières lueurs de l’aube, le balayeur des rues pousse-t-il la nuit dans le caniveau ? Que fait-il des étoiles qui disparaissent dans notre cécité ? Les époussette-t-il avant de les ranger dans notre imaginaire ? Et les déchets humains, les jette-t-il dans les trous noirs, là-bas ?
Le balayeur des rues se raconte des histoires pour faire passer le temps — comme un mauvais café. Des histoires plus noires que sa peau d’émigré, plus noires que ses idées lors de certaines nuits blanches. Bien sûr, ce sont des histoires de balais : de celui qui s’enflamme pour une allumette ; de celui qui se pend au clou du spectacle ; de celui qui est balayé par la tempête ; de celui, manchot, qui finit en brosse… Des histoires à faire dresser les poils sur la tête !
Le balayeur des rues raconte des histoires. Et lui seul y croit le temps d’un pffft sur l’asphalte. Ou dans le caniveau.

*****

Dans l’épaule est déjà le bras, dans le bras déjà la main, dans la main déjà les doigts, dans les doigts déjà le balai. Et dans le balai sont toutes les misères du monde.
La guerre balaye. La famine balaye. La maladie balaye. L’intolérance balaye. Le désamour balaye.
Et nous balayons devant la porte sans savoir où se dispersent la poussière et la terre qui font l’Homme. Toutes ces molécules qui dansent dans la lumière. Nous les balayons par peur de l’envahissement ; et par peur du vide.
C’est notre vie qui s’éparpille. Dépoussiérée. Propre à ce qui est convenable, comme à ce qui n’est plus.
Propres les mains. Propre la pensée. Propre le monde.
Pro-pres
l’immonde
et l’insensé.


Daniel LEDUC

LA MARMITE (prose)


Au bord de la marmite, la graisse s’épaissit comme un brouillard givrant. Le temps est à la pluie, l’eau perle sur le feu. Quelques morceaux de viande flottent dans le bouillon. Les nuages s’engraissent du poids des heures, le vent souffle sur la braise. Il faudrait écumer ce trop-plein de vie, ces poids morts comme feuilles d’automne.
Ça sent une odeur de ragoût ; à moins que ça ne sente la sueur du soir après le labeur. C’est comme cette odeur de linge, autrefois, s’échappant de la lessiveuse. Tout ce qui passe conserve du passé un peu d’oubli, beaucoup de rêve — la chaleur des choses dans leur fragilité. Et les mots, eux-mêmes, sont surannés ; la langue demeure dans la marmite du temps.
Tout ce qui passe devrait être allégé du gras et des grumeaux, des ombres qui sommeillent.
La marmite digère. La marmite éructe.
Faudrait savoir qui mange. Qui est mangé.
Et pourquoi cela bout dans la casserole humaine.

*****

Saisie par les oreilles, la marmite se retrouve en suspens entre l’air et le feu, l’odeur et la vapeur. Son contenu — la soupe — frémit comme une eau fouettée par le vent.
C’est le quotidien qui rejoint le naguère, cette soupe, nourriture des modestes, ouvriers, paysans. Cela rappelle à la mémoire son enfance : lorsque le grand-père, d’une rasade de vin épais, faisait chabrot sur des morceaux de pain rassis jetés dans le potage, l’épaississant autant qu’une brume matinale, ce qui donnait cette consistance à la vie, cette robustesse à chaque instant. La soupe, c’était le temps qui se ramassait dans l’assiette pour reprendre son souffle, pouvoir à nouveau s’égrainer avec clartés et nuages, avec travail et sommeil, le rythme des heures balançant comme un pendule sur la tête des gens.
C’était, la soupe, une espèce de langage, avalé à coups de langue, qui faisait un bruit de glouglous dans la tuyauterie du présent.

*****

Le pot-au-feu dans le faitout faisait frétiller les papilles ; et saliver l’instant. C’était l’hiver.
Gîte, pommes de terre, oignon, poireaux, choux, carottes, navets mijotaient dans une eau chantante, odorante ainsi qu’un bonheur d’enfants.
C’était l’hiver.
La nuit couvrait le jour ; le foisonnement d’étoiles disparaissait derrière le froid. La table soutenait des rires, de l’impatience, des miettes de pain, de l’appétit. C’était l’hiver.
Tout était prêt sauf l’essentiel. Cela cuisait encore et bouillonnait encore.
Puis la marmite s’offrait aux petits diables. Et le pot et l’eau et le feu s’absorbaient dans un bruit de tonnerre.
C’était. L’hiver.

*****

Ce qui mijote donne un étirement au temps, un poids à la vapeur. C’est comme un ralenti dans l’existence – dont la mémoire s’imprègne – avec ce gros plan de la marmite ; puis ce panoramique zoomé qui dévoile peu à peu l’ensemble de la cuisine, dans son aspect ancestral et figé.
Le couvercle est une déclaration à l’enfermement des choses ; une affirmation du dehors et du dedans. S’il se soulève sous la poussée d’un bouillonnement, c’est une révolte contre l’ordre établi – de ce qui doit être clos ; et de ce qui peut être ouvert. Ainsi la certitude est-elle au fond de toute marmite ; le doute, à tout moment, peut s’échapper ; infecter l’air ambiant.
L’oppression, quant à elle, suscite des clapotis qui se transformeront, avec le temps, en une explosion de gaz, une envolée de sulfures et de mots. Le repas se fera, alors, dans ce qui est dehors ; hors de ce qui est – dedans.
Ainsi vont les choses. Quand elles cuisent. Trop longtemps.

*****

Combien d’effort pour faire bouillir la marmite, pour tisonner le feu !
Chaque jour bouillonne du travail de la plupart des hommes, des femmes, et de nombre d’enfants. De par le monde. Chaque jour se lève avec ce goût de soupe qu’il faut puiser au fond, de l’être.
Et la marmite attend, comme un ventre, avide ; cette substance qui emplit son vide.
La marmite attend.
Et des casseroles rouillent pendant ce temps. De par l’humeur.
De par le monde.

*****

Il y a dans chaque récipient un quelconque mystère qui s’évapore avec le feu. C’est l’alchimie de la cuisine, celle qui opère pour transformer le bon en mieux, l'odeur en souffle, le goût en appétence. C’est la nuit dans la marmite qui se fait jour, avec ces milliers d’étoiles qui se déposent sur les papilles, palpitant sur la langue.
La vie, comme toujours, se déguste — après avoir cuit. Long temps.


Daniel LEDUC




dimanche 29 juin 2008

LA FORÊT QUI CACHE L’ARBRE (nouvelle)



"Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge."
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu


De même que l’on peut dire que la carte n’est pas le territoire et que l’arbre cache la forêt, il peut aller de soi que la forêt cache l’arbre dans ce qu’il a de singulier, et que le territoire est cette carte des traits aléatoires. Ainsi la vie se dessine-t-elle par ses soubresauts et ses lignes de rupture. Et ce qui choque n’est autre que ce qui cherche.
C’est pourquoi j’ai toujours préféré le biscornu au délicieux ; les éclairs au soleil.
Mes arbres de prédilection, dans cette logique cagneuse, ne peuvent être que des Faux, les Faux de Verzy en l’occurrence — ces hêtres tortueux qui trônent sur la Montagne de Reims, et que le botaniste Carrière décrivait ainsi en 1863 : “On ne sait que penser de ces monstres qui semblent être une énigme jetée aux savants, un défi porté à toutes les théories végétales.”.
De fait, ils ressemblent à des squelettes sculptés par des vents convulsifs, ces arbres, en hiver. L’été, ils prennent l’aspect de parasols tourmentés par la lumière. Leurs rameaux forment des coudes, et le tronc se déhanche. La nature s’insinue dans des torsions spectaculaires — comme s’il fallait exprimer une souffrance, pour être.
Cela, je le conçois aisément.
Ce ne sont ni des virus ni des mutations génétiques qui ont induit de telles formes ; pas plus, naturellement, qu’une quelconque malédiction ; non ; ce qui est en jeu, c’est le tourment du hasard qui cherche par où fuir la destinée. Et dans ces branches, il dessine un labyrinthe, le hasard, où il pourra se perdre, en perdant ainsi le sort, le futur et la chance – comprenez-vous ?


Je me souviens des arbres de mon enfance. Du sapin, du cerisier, du prunus, du tilleul, du laurier, de l’érable du Japon… Avec mes frères nous faisions des cabanes dans les arbres, dans les buissons ; et parfois même dans un grenier où campait une chauve-souris familière. Je me souviens de cette liberté d’escalades, de sauts, de bonds, de courses dans les bois et dans l’imaginaire. C’était il y a…vingt ans à peine. Il y a…longtemps peut-être…
Aujourd’hui, je suis un vieillard juvénile.
Depuis ce jour, les mois ont pesé des années, et les années des siècles. Ce jour où le Parti de l’Ordre a pris le pouvoir. Ce jour où toute courbe a été proscrite au profit de la droite -- seule ligne autorisée par le Nouvel Ordre.
Adroitement s’est imposée une discipline draconienne. Ont été interdits : tout rassemblement dans les halls d’immeubles ; toute parole des élèves en classe ; toute invective au Gouvernement ; toute critique par les médias de la nouvelle Ligne ; toute fantaisie dans l’habillement, le comportement, les idées ; toute différence avec le standard établi par l’Ordre ; toute liberté… toutes libertés…
Ainsi ont été limés, rabotés, élagués, poncés, taillés, dégauchis, nivelés toutes choses qui dépassent, et qui par là troublent l’harmonie rectiligne de l’Ordre. La vie s’est réduite à une peau de chagrin ; non : à un chagrin sans peau.
Et me voilà, dans cet Ordre de choses, qui vous parle ; sachant que nul ne peut écouter… ni entendre.


Moi-même, j’ai été écarté.
Ils ont tenté de me mettre aux normes. De m’appliquer les nouvelles règles. De me faire ingurgiter la Loi.
Par toutes sortes de camisoles chimiques, ils ont voulu bâillonner mon esprit ; me faire entrer dans leurs Principes. Ils ont presque réussi.
Je parle seul. Dans mes pensées.
Seul, je parle. Seul, je m’entends.


Ma chambre est faite de propre, d’alignements, de blanc.
Il n’y a ni bibelots, ni livres, ni photos. Rien d’inutile en somme.
Par la fenêtre grillagée, j’aperçois les platanes, là-bas dans la cour. Tous, ils se ressemblent. Alignés au garde à vous. Tous.
Le chêne — qui trônait au centre — ils l’ont abattu récemment. « Trop de caractère », ont-ils dit…
Le ciel lui-même cache ses nuages, aux formes par trop songeuses.
Et moi, ils me cachent, ils m’enfouissent.
Parfois je pense à mes peintres préférés : Bosch, Dürer, Turner, Munch, Bacon. À mes auteurs favoris : Sade, Lautréamont, Artaud, Dylan Thomas. Alors, je crois devenir fou.
Mais non ! Les fous sont là, dehors. Dans cette forêt. Où chaque arbre est un poteau.
Contre lequel. S’exécute. La vie.
.
.
Daniel LEDUC

samedi 28 juin 2008

L’HOMME SÉCULAIRE

L’énigme et la connaissance sont les deux joues d’un même visage derrière lequel se cache la nuit.
Marcher sans penser à marcher. Vivre sans penser à vivre. Il abandonnait ses pas avec des fractions de lui-même que remplaçaient le manque, et le désir d’aimer.
Sa route était légère, de sable et de poussière, de particules de vie qui formaient le ciment entre l’acte et la pensée.
Sa route, croisant d’autres chemins qui se perdaient dans le regard, sinueuse autant que déroutante, s’enlisant dans les marais du soir.
Il avançait vers la page que rien ni personne n’écrit ; qui refuse l’attouchement du verbe et celui, plus vibrant, du silence.
Il cherchait en vain le mot le plus juste, comme est juste la voix, ou le regard d’un frère.
Il cherchait la lettre – hors des alphabets --, celle qui contient le Rien et qui exprime le Tout.
Ses pas le poursuivaient, dans la mémoire, sans doute.
Et l’abandon de soi était la découverte.
Sur le bord du chemin.

Daniel LEDUC
L'Homme Séculaire, éditions L'Harmattan
www.harmattan.fr/daniel-leduc

CHANT DE LA TERRE (poème)



Dans la transparence du regard, le ciel s’accouple avec la terre ;
les nuages sont des sources, les feuillages, des étoiles.
Depuis longtemps l’Homme s’interroge sur le fluide et sur l’opaque ;
sur ce qui coule et ce qui voile ; ce qui prodigue ; ce qui recèle.
Le sang provient-il des océans ; et la peau, de la glaise ?
Qu’y a-t-il en deçà du commencement ? Et par delà nous-mêmes,
qu’y a-t-il d’autre, qui ne soit ni le tout ni le néant ?
L’Homme, arc-bouté sur ses pensées, depuis toujours se nomme,
ainsi qu’on prononce un silence, le rectifiant en somme.
La Terre n’est-elle qu’une question qui tourne sur elle-même ?

Et l’espace résonne de ces espèces de mots que cultive l’Homme,
en éructant les questions qu’il se pose. Questions qu’il dépose
comme des strates empilées dans un ordre stochastique,
où les ombres attisent les clartés qui sommeillent.
L’espace, multiple, dont les courbes rectilignes propagent le temps.
L’espace, déboussolée de poussières invisibles, au fond duquel
ne renaît que l’espace dans ses contraires possibles. L’espace,
un certain temps ; une autre boucle où s’accordent les sons
dans leur dimension inaudible. Et cet espace, que le cerveau retient
pour ce qu’il est nous autres, combien a-t-il de temps, fugaces ?

La Terre tourne ainsi que du lait, oubliée par les Hommes.
La forêt se déchire, les icebergs se sectionnent, les eaux se confondent.
Et la pensée s’émiette sur des tables rondes qui tournent pour des spectres ;
tandis que la nuit se berce d’étoiles au fond des pouponnières
d’où émergent les sanglots et les rires de futurs univers.
La Terre est une giclée expectorée des gouffres,
un noyau que des dieux chimériques ont déféqué du verbe,
une poudre aux yeux ébahis de ceux qui la contemplent,
un ovocyte prêt à multiplier les vies
pourvu qu’un peu de sperme fuse des testicules du temps.

La Terre, notre demeure. Notre parfum d’essence. Notre
pulsation, dans un cœur qui se rythme au son des circonstances,
et que la liberté tachycarde jusqu’à flamber la glace,
jusqu’à faire fondre les calculs qui nous bloquent les reins ; la Terre.
Ses accrétions de sable, de nuages, de tempêtes ; d’émerveillements,
au fond, de ce qui surplombe sans jamais dominer.
La Terre, notre faim, notre terme ; notre ciel migrateur
qui toujours revient à ce point final, d’où il a émigré –
ellipse autour d’un Soleil, enjambement du temps
qui passe, alors que le temps ne peut être… que passé.

La Terre, concassée par trop de calculs et de rêves ; dans notre
imaginaire, la Terre, sublimée, violée, tout en même temps.
Mais la Terre, qui nous porte, comme nous portons nos yeux
sur l’horizon ; nos enfants, vers le futur. La Terre.
Amazone, Nil, Yangtsé ; Mississippi, Ienisseï, Huang He ;
Ob-Irtych, Amour, Congo : fleuves qui tracent d’immenses zigzags
sur les courbes lascives de la Terre ; sourires et plaies de l’eau.
Et le Brahmapoutre, qui descend du Kubigangri, pour imbiber
les flancs du Tibet, de la Chine, de l’Inde ; abreuvant
rhinocéros, tigres, éléphants – et cette femme, penchée sur son âge…

La Terre. Nous la cultivons sans la connaître, l’interrogeons
sans la comprendre. L’aimons avec nos dents. Et le temps,
soleil et pluie mêlés, fauche des espaces, des espèces,
à jamais terrassés. La Terre, notre puits, notre inventaire ;
notre sol dont la clef donne l’harmonie peut-être. Peut-être la nuit
dans le chant. Peut-être ce qui luit, dans ce qui naît, du néant. Et
nous songeons pour vivre, nous tournons sur nous-mêmes. Et
le champ de tournesols, balayé de grands soleils, explose en capitules
entourés de bractées, protectrices de l’éphémère clarté qui sombre. Et
la Terre, notre planète, subit l’héliotropisme – comme on oriente sa vie.

Ça vit, la Terre ; ça vibre en diapason. C’est un accord au plus haut
de la note. C’est un élan d’oiseau, la Terre, un élan dans le souffle…
Au bord de la rivière, dès l’aube, la locustelle lance ses trilles,
tapie dans les ajoncs. Le cri strident du martin-pêcheur fait écho à la nuit
qui sommeille. L’aigrette garzette chante un silence, déployé d’ailes.
Tout est stridulation. Même les taiseux, par leurs couleurs, simulent.
Et le vent fait son nid dans toute gorge qui se découvre ;
sur chaque branche où l’écorce crevasse, où la feuille ondule,
où la lumière s'emporte. La Terre prononce complaintes et ritournelles,
ondulant dans le spectre infini des clartés inaudibles. La Terre

qui nous enchante – malgré ce qui déchire : viol, guerre, CO2 ;
terrorisme, dictat, censure ; et ces mots qui tamponnent la pensée
au lieu de l’affranchir. La Terre, notre source. Que l’on y puise
sans épuiser. Que l’on s’abreuve sans tarir. Sans dépouiller l’arbre
de ses racines, l’oiseau de ses plumes, le ciel de ses nuages.
L’Homme, de ses vertiges. Parbleu ! La Terre, un jour, s’effacera ;
tel un songe, au bord de la secousse de l’aube – La Terre
ne sera plus que de l’écume, bordant la gueule d’un univers
trou noir – Et ce qui ne sera deviendra le nouveau songe,
dans lequel l’impensable virevoltera – comme seule, et grande, et piètre vérité…
La Terre !


Daniel LEDUC
www.harmattan.fr/daniel-leduc

LEÇON DE LA GUITARE (nouvelle)


Empieza el llanto de la guitarra
Es inutil callarla
Es imposible callarla

C'est alors la plainte de la guitare
Inutile de la faire taire
Impossible de la faire taire

Federico Garcia Lorca


L’incessant bourdonnement qui provenait de la terrasse du café obligea Pedro à hausser la voix d’un demi-ton pour pouvoir s’imposer. Quelques consommateurs se turent tout d’abord, puis de plus en plus d’oreilles se tendirent afin de capter cette source sonore venue d’un plein ailleurs… Pedro se dit, qu’une fois de plus, c’était gagné. Ses doigts grillaient les cordes de la guitare avec un tempo plein de fougue, plein de feu. C’était bien du flamenco : souffle du peuple espagnol qui jaillissait du tréfonds de sa gorge ; des fibres de ses mains.
Sa guitare, elle dansait dans ses bras, serrée contre son cœur ; accompagnant chaque élan de voix d’un imperceptible tressautement, surgi de la caisse de résonance — et c’était comme un accord tacite entre les cordes vocales et les cordes pincées.
Lorsque le chant fut consommé, que les notes s’assoupirent, les gens ne surent s’ils devaient applaudir, ou bien offrir leur silence, comme une dernière mesure.
Pedro tendit son chapeau. Où les pièces valsèrent.
C’était ainsi qu’il gagnait son existence, par cette seule chose qu’il savait faire : jouer de la guitare, comme on joue avec sa vie.
C’était ainsi.


Cette guitare — la guitare de son grand-père —, il l’avait reçue en héritage lorsqu’il avait eu dix ans, en Espagne, tout là-bas. Modeste, entièrement en cyprès, avec une chanterelle qui frisait et un manche imberbe, elle sonnait juste un peu faux, ce qui la faisait paraître plus humaine. C’était une guitare de gitan. L’une de celles qui ont le chevalet dans la terre, et la tête dans le ciel. Juan, le grand-père, l’avait paraît-il trouvée dans son berceau, à la place du biberon ou du hochet : il s’en était fait une mère. Puis Miguel, le père, en avait hérité — avant de l’offrir à son fils Pedro, lequel en jouait à présent avec une rigueur toute familiale.
Se souvenait-elle, la guitare, de la mort de Juan, poignardé par sa femme ? Savait-elle, la guitare, pourquoi Miguel avait disparu ? Et pourquoi Pedro lui était si fidèle ? La guitare…
Elle chantait, jouait des castagnettes, pleurait de longs soupirs, éclatait du soleil ! Mais se souvenait-elle, la guitare ?


« “El fuego”, c’est ainsi qu’elle se nomme », avait dit Miguel à son fils de dix ans. « Je te la confie. À partir de maintenant ce sera ta seconde mère, cette guitare. Elle te protégera de la solitude, de la peine, de l’ennui. » Pour toute réponse, Pedro avait serré el fuego contre lui. Quelques notes inaudibles avaient scellé l’étreinte ; alliance de l’enfance et du feu.
Deux ans plus tard, Miguel s’était évaporé. Après être sorti faire une course, il n’avait plus jamais reparu. Certains disaient qu’il était parti retrouver quelque femme, là-bas loin, derrière l’horizon. D’autres pensaient qu’il avait dû perdre la raison, la mémoire ; le goût de vivre peut-être même. La vérité, la vraie, était bien plus sordide : Miguel faisait partie de cette longue cohorte des disparus du franquisme. Tous ces gens victimes des phalangistes, des carlistes et autres barbares chrétiens ; ces dizaines de milliers d’absents, de trous blancs dans la réalité de l’Espagne ; Miguel était l’un d’entre eux, victime de son courage, de sa parole brûlante et libre. Disparu — comme on dirait éteint en parlant d’un feu, que le brouillard aurait brouillé.
Et la guitare, Pedro sa mère et son frère, elle les avait conduits à Paris. Elle leur avait fait quitter ce vent mauvais, si peu franc, de Franco. Elle leur permettait de vivre, avec toutes ces notes qui sortaient de son ventre, comme autant de sons, nouveaux nés.
Ainsi Pedro avait-il appris à ne plus avoir peur. À ne plus pleurer brutalement. À rire, en dépendant les notes des cordes de sa guitare.
Lorsqu’on l’interrogeait ?
« C’est la guitare qui apprend à vivre », soufflait-il entre ses dents.
Pour toute autre réponse : il chantait.


Ce fut à partir de ce jour que tout faillit sombrer.
Ce jour où Pedro entra chez un certain luthier de la rue de Rome. Là, il la vit, cette si belle guitare dont lui avaient parlé ses amis. « Elle est pour toi », lui avaient-ils dit, « tu mérites mieux qu’el fuego. »
Superbe instrument que cette guitare classique ! Une guitare tellement classique qu’elle n’avait rien d’original, certes. Tout, dans sa ligne, son fond ou son discours, était classique. Si bien qu’elle ne pouvait interpréter que des maîtres du XVIIIème tels que Paganini, Carulli, Giuliani, Boccherini ou Fernando Sor. Chaque corde, d’une étroite justesse, sonnait cristalline, claire, limpide. N’en sortaient que des sons bien ajustés, que des notes tirées au cordeau. C’était la guitare dont pouvaient rêver les perfectionnistes, tant elle était impeccablement nette et superbe.
Pedro, après l’avoir acquise, la baptisa el agua.
Le soir même, il travailla des études de Fernando Sor. C’était comme un sortilège, cette guitare : elle l’ensorcela.
El fuego se retrouva dans un placard ; tandis qu’el agua prit place dans sa vie. La classique guitare l’accompagna dans chacun de ses pas. Pedro chanta devant les terrasses des cafés ; il chanta dans le métro ; comme toujours il chanta le flamenco avec une fluidité des accords et des tremolos, des golpe et rasgueado. Comme toujours il se fit le jumeau de Paco de Lucia — avec cette guitare du flux et du reflux.
Mais alors… pourquoi le courant ne passait-il plus ? Pourquoi les gens ne l’acclamaient-ils plus ? Pourquoi, Pedro lui-même, avait-il perdu cette verve, dans la gorge et dans les doigts ?
Lorsqu’il jouait, l’indifférence lui répondait ; parfois même, l’insolence ; rarement, l’intérêt. Il jouait, tout en étant hors-jeu. Les notes sombraient dans une écume. Et n’eût été sa passion pour la musique, il aurait laissé tomber.
Nombre de fois Pedro faillit faire valser ce présent avec lequel il ne s’accordait plus. Nombre de fois il voulut décrocher, rompre les cordes et les amarres.
Aussi, n’y tenant plus, et malgré l’avis de ses proches, il reprit el fuego, sa guitare, vieille, au son éraillé -- rauque comme du roc. Il enferma el agua, la classique guitare, dans son étui ; et la classa dans sa mémoire.
Tout redevint vivant : le son, le chant, et les pièces qui valsaient. Tout était comme avant.
De nouveau el fuego crépita, les gens s’enflammèrent ; et le jour et la nuit frappèrent du talon la Terre entière.
Chaque soir, rentré chez lui, Pedro embrassait sa guitare — caressant les éclisses comme il aurait flatté les flancs d’une pouliche.
Il lui parlait tout bas :
« Te souviens-tu de mon père, Miguel, qui a disparu ? Et de Juan, mon grand-père, tué par sa femme ? Et de la guerre d’Espagne ? Et des républicains ? De tous ceux qui t’ont prise dans leurs bras ? T’en souviens-tu ? »
Alors, comme un cœur de cyprès… palpitait — crépitement infime.
Tandis que là, au fond de la caisse de résonance, trois mots, gravés au couteau, frémissaient dans le temps :
hasta la muerte
C’est ce qu’on aurait pu lire. Pénétrant dans la panse. D’el fuego…