jeudi 10 juillet 2008

LA VOIX S’ÉVEILLE




Par l’émotion violente,
il y a dans le tremblement de la voix
quelque chose qui interroge ;
une main qui provient du passé,
qui fait l’archet sur les cordes vocales
en impulsant des rythmes souterrains
d’avant la parole.
Ce que l’on dit à cet instant
c’est plus qu’une vérité,
c’est soi-même

dans un coin si reculé du monde,
au bord d’une frontière
d’un franchissement
d’une limite,
d’un univers qui s’apparente au verbe.


D’où vient la voix
que nous portons
dans l’épaisseur des mots
et qui charrie
tout un passé du monde ?
D’où vient-elle
alors que nous croyons en être
la matrice et l’enfant,
le support et l’envol ?
Ce sont les jours
dans leur chaotique beauté,
dans leur flagrante ivresse
qui la portent cette voix
dont nous ignorons la source
comme nous ignorons
la transparence du vent.


À la pointe de cette plume, de ce punctum
Ces vieux doigts inscrivent la ligne compliquée
De mes mots, héritage sans prix de ceux
Qui parlent par les voix silencieuses, bien-aimées, rappelées,
De multitudes qui dans les temps et les lieux sans fin du monde
Chacune en son ici et maintenant une fois pour toujours demeure
Kathleen Raine
(La Présence)

La voix de l’aïeul
retentit dans la distance
qui sépare,
dans la chambre d’écho
qui rejoint.
Tous les morts sont en nous
par la traversée des chemins,
par les paroles qui ont semé
des particules
de résonance.
Tous les morts sont en nous.
Et nous y sommes aussi
dans les morts,
dans l’inertie
irréfléchie du réel,
dans la couche
inférieure
où dorment l’espace le temps
et les visages du monde.


Avec la rosée de l’aube, la voix est venue,
chaude et veloutée, empreinte de l’épaisseur de l’âge ;
la voix s’est envolée par-dessus les nuages
et tout ce qui ruisselle dans l’air ;
le vent, la voix en a fait une horloge
palpitante, dénombrant chaque ride
sur la peau trop distendue des jours ;
la voix, cette rivière qui enfle
lorsque le temps s’abîme
et que la vie est à l’orage ;
la vie
qui parle d’une voix
si volubile.


À chaque fois que le temps tonne
une voix s’élève
pour recouvrir le temps.
Et les Hommes
sont autant de voix
qui font barrière
aux vents,
à la violence des hommes —
voix qui s’opposent aux voix ;
voix dans l’urne et dans la rue,
dans la révolte ruminante ;
voix
contre lesquelles s’arc-boute le silence
oppressant
qui tôt ou tard, évanescent,
vacille.


La voix grave
l’intérieur de nous-mêmes ;
la voix aiguise
les mots que nous lançons
à la face de la force,
au cœur de la faiblesse ;
la voix s’enrichit
de celles des pauvres
lorsqu’ils disent tout ce qu’ils taisent
par les chants
de la terre.
Aucune nuit
ne saurait éteindre
ces flambeaux
dans la gorge du monde.
Toutes les nuits
dansent
avec les pas qui scandent
au rythme des paroles.
Rien ne peut taire
ce qui pulse
sur les cordes vocales.
Non.
Rien ne peut taire.


Lorsque la voix s’ouvre sur le monde,
les verrous glissent, les serrures grincent,
les portes cèdent sous la poussée du son.
La parole a quelque chose de battant
à chaque fois qu’elle franchit une frontière,
une limite, une marge ;
le ruisseau qui sépare
un pré d’un champ de mots.
Si la voix
a bien à voir avec l’ouvert et le fermé,
c’est dans l’intonation,
dans la projection
de ce qui est dedans
même au dehors,
de ce qui perce
tout en pansant —
au plus près des choses.


La voix du vieillard
est aussi jeune que l’eau d’un ruisseau.
Elle coule au creux du jour
faisant éclore des brins d’herbe
et de soleil.
Ce qu’elle charrie :
tout un passé d’ombres
et de lumières, de flux
et de reflux, un passé
qui transmet le présent,
figurant du futur.
Le vieillard (dans sa voix)
fait vibrer l’air
comme si vivre
était du souffle
dans une flûte
de Pan.
C’est la musique
— avec ses harmoniques —
que l’on perçoit
dans le murmure du temps.


Dans le sommeil
faut-il que la voix sourde
pour que l’on vive encore ?
Ce qui nous dit
« le vent est ton manteau
et tu marches en toi-même »
nous apprend aussi
que « rien n’est anodin dans l’être,
la moindre secousse fait frissonner le jour ».
Cette voix dans la voix,
ce visage sous l’épaisseur du visage,
on peut le nommer vécu —
ou bien ne rien dire,
poursuivre sa voie
comme on suivrait son ombre.


Voilà la voix
voilée — par
les réminiscences —
par l’émotion la voix
rémisse — aussi rauque
que l’est l’aurore
dans la gorge
avant l’orage — la voix
sourde
aux intonations
trop profondes — aux
résonances des souvenirs
aigus criards —
comme le sont
d’autres sons —
d’autres
tessitures — passé
tonitruant
qui tremble —
inaudible


D’où vient cette voix qui réconforte,
cette voix aussi pleine
qu’une brebis qui met bas ?
Elle est en nous, cette voix,
dans un recoin, peut-être,
double de qui nous sommes, de qui est autrui.
Elle s’entend avec le temps
qui nous dépasse,
qui toujours nous passe au-dessus du regard.
Ce temps,
illusion de l’espace, au fond,
porte à double battant.
D’où vient
que l’on ne s’entende
soi-même —
lorsque le jour nous blesse,
ou qu’une infime
secousse
se meurt en nous ?
D’où vient
qu’il faille écouter
autrement ?


Derrière la voix
il y a ce qui est là
sans qu’on l’entende ;
ce qui est prononcé par l’humain
depuis ses origines,
depuis l’orée du sens ;
ce qui est dit par le silence bruissant des gestes
et des figures énigmatiques ;
il y a du rien qui forme un ensemble
sans lequel rien ne serait,
ni le regard ni le perçu
ni la main ni l’effleuré
ni la langue ni le mot,
ni même
le commencement d’un rêve.


Daniel LEDUC
Quelques traces dans le vent,
éditions L'Harmattan.


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