mercredi 23 juillet 2008

MOTS DITS SOIENT LES MOTS (2)


11
L’impossible : seule cible conforme à notre vie fugace !
Seule denrée, pour apaiser toute fringale !

Conjugaison de l’autre et de soi-même -- candeur ?
Coordination de la raison et des passions – crédulité ?
Ponctuation dans l’ordre des choses -- innocence ?
Subordination de l’état à l’être -- ingénuité ?
Proposition agissante – effarement ?
Sujet maître de l’objet – naïveté ?
Voix passive s’élevant contre l’iniquité – ignorance ?
Voix pronominale parlant des sans grade – stupeur ?

L’impossible est un devoir du présent.
Sans quoi,
point d’avenir !

12
Tu parles de la distance – qui sépare tes mots – des autres mots – réalités sujettes – aux variations du temps – l’hiver – est un profil – l’automne – une face cachée – le printemps – simple regard – l’été – c’est le passé – tes mots – dans la durée – de ce qui – s’interrompt – face aux mots – du monde – avec lequel – tu rêves – comme si – l’enfance – enracinée – sous tes paupières – jouait – aux dés – avec -- les propres syllabes – de tes – pensées – parfois – tu penses – n’être qu’un mot – qu’une virgule – qu’un tréma – un trémolo – de mots – ne figurant – sur aucune page – de dictionnaires – motif – de renvoi – vers – le néant – des formes

13
Le chant
traverse l’humanité
par ce souffle de l’âge
que propulse le diaphragme
sur les cordes vocales --
et dans les cavités.
Nez, sinus et thorax
amplifient le son
que les lèvres, et la langue
sculptent en pulsations --
telles des cordes ondoyantes.

Le chanteur, les épaules rejetées en arrière, pousse la note : qu’elle pénètre au cœur du souffle.
Il ne regarde plus le monde, il l’exhale.
Ses sens, tout entier, sont des voix, de poitrine ou de tête.
Tous ses muscles se tendent, dans la mesure du corps, qui s’harmonise avec le centre, et les autres espaces.
C’est une amplification du temps, que la note ; un air qui embrasse toute apparence, et toute réalité.

14
S’il faut renoncer
à quelque part de soi-même,
renonçons au fleuve,
à la confluence des pensées –
là où se perdent le remous,
la puissance, la teneur,
l’essence même de la vague,
le brouillonnement du temps.
La vie s’écrit par suite de gribouillis,
de postillons sur des mots ébréchés.
Mettre au propre, comme au figuré,
cela requiert l’abandon
des accords dissonants.
S’il faut rejoindre un cours,
que ce soit ce torrent
qui remonte à la source,
en se jetant à l’eau.
Et que l’estuaire n’arrache
aucune étrangeté.

15
Le bûcheron parle de la nuit, lorsque le clair de lune s’immisce dans l’obscur de la forêt : « Les arbres ne dorment jamais, ils veillent. On dirait que des milliards de mots grouillent dans leur aubier ; que cela forme des pages et des pages d’histoires. On dirait que, la nuit, les arbres décrivent le monde. »
Le bûcheron regarde sa tronçonneuse, comme s’il voyait un fauve : « Je débite de la pensée qui s’écrira bientôt ; qui est, peut-être, déjà écrite. »
Le bûcheron revoit tous ces arbres abattus. Toutes ces grumes qu’il a ébranchées à coups de lame et de machette. « Ce sont des vies qui chutent, ces arbres », dit-il simplement. Puis il se plante, le tronc souple, encore ; et se balance, au gré du vent.

16
Haute voix,
oralité de la vie qui se prononce,
le poème ne saurait rester
entre les ronces
et les pages offertes.
Il doit éclater, le poème,
à la lumière de la langue,
au solstice de la bouche,
il doit éclater.
Dans les rues, les passages, les traverses,
sur les zincs des bars louches,
au coin des maisons borgnes,
éclater !
Ce n’est qu’un peu de sang,
de bave, de sperme et de liqueur ;
de cyprine, d’insomnie,
le poème !
Un léger penchant
vers la terre.
Un
éphémère
qui se brûle
au temps.
Peau aime !

17
Les herbes folles
ne sont folles
que pour le vent.

Chardon : Plante de la famille des Composées. Du chardon litigieux au chardon à épingles en passant par le chardon intermédiaire, qui s’y frotte s’y pique : il se protège contre les malfaisants.
Chiendent : Graminée des plus communes. Pousse aussi vite que son obstination est tenace, à survivre, face à cette volonté farouche de vouloir l’extirper. Herbacée qui mord le sein de sa terre.
Fougère : Plante cryptogame. Elle répand ses larges feuilles découpées sur de grands territoires, occupant l’espace, avec cette faconde aux vents et autres pluies qui en fait un oiseau terrestre. Son ampleur provient de sa beauté.
Ivraie : Parce qu’elle peut envahir les cultures, cette graminée sauvage a mauvaise réputation. Ne dit-on pas qu’il faut “séparer l’ivraie d’avec le bon grain” ? Manichéisme, que cela ! Quant à la culture, n’est-il pas bon qu’elle soit picotée par de “mauvaises herbes” ?
Liseron : Plante de la famille des Convolvulacées. Il s’enroule, comme pour séduire la terre, dans une danse torsadée. Belle de Jour, Lys des Champs, le liseron rampe ou grimpe, exprimant ainsi la gémellité de l’immanence et de la transcendance.
Ortie : Famille des Urticacées. Il faut être diplomate avec cette plante ; savoir la caresser dans le sens du poil ; sinon, gare à l’acide formique ! Malgré cela, c’est un hôtel à papillons.
Pissenlit : Dicotylédone anémochore. Le pissenlit, diurétique comme son nom l’indique, peut être glabre, lisse, à cornes ou simplement discret. Quant au pissenlit commun, ou dent-de-lion, malgré ses fleurs fragiles, il ne capitule, jamais : sa racine pivotante se régénère à la moindre entaille. Et son inflorescence expose des dizaines de fleurs au souffle de la terre.
Plantain : Plantaginacée. Piétiné, il résiste, là où toute autre plante succombe. Il s’accroche à la vie grâce à ses feuilles charnues. Et lorsqu’on le respecte, il soigne de nombreux maux, peu rancuneux du mépris naguère subi…
Prèle des champs : C’est une queue, cette plante-là : de cheval, de rat ou de renard, c’est une queue ! Aux vertus médicinales multiples, la prèle est aussi menuisière, qui polit les éléments en cuivre. Hyperactive, en somme, cette plante-là !
Silène : Caryophyllacée. Silène, par son homonymie, est une sorte de satyre, précepteur de Dionysos, personnifiant l’ivresse, jovial mais laid. Quant à la plante, glabre ou duveteuse, elle se contente de pousser, avec son calice tubulaire qui se termine par 5 dents – de lait, pourrait-on dire.
Trèfle : Fabacée appartenant au genre Trifolium. Celui qui “a trois feuilles”, en possède parfois une quatrième, dans le seul but de sentir l’humain s’aplatir devant lui. Là, tout est dit !

Les herbes folles
ne sont folles
que pour le vent.

18
Faire du mot à mot ; épeler
chaque terme qui s’étiole
comme on pèle
un fruit trop mûr ;
voilà
que la phrase nous échappe ;
et que dans l’ellipse du jour
notre vie prend un sens,
par l’absurde et le non-sens
qui traduisent une vérité,
pas assez,
et trop humaine.
Manger ses mots
avec voracité ;
les mordre
jusqu’au sens –
qu’ils saignent d’abondance
sur le trottoir
ou le papier.
Jusqu’à ce que la lettre
rejoigne l’esprit
d’invention --
du monde.

19
La carte n’est pas le territoire”(1) ; le mot n’est pas la chose ; et qu’est donc le souffle dans la mouvance du monde ?

Lorsque tu me parles, j’entends tes gestes, tes ombres, et ton regard.
Chacune de tes syllabes fait écho dans mes poumons, comme si je respirais ta langue.
C’est un baiser charnel qu’être entendu au plus profond du ventre. Des agapes qui se nourrissent des sens. Une étreinte entre deux rives. C’est une voluptueuse embrassade, qu’être entendu. En temps réel.
Trop peu d’êtres s’entendent.
Trop peu s’accordent – avant que ne se joue leur vie.
Perçoivent l’un et l’autre
de l’autre.
Discernent. Trop peu.

20
Morsure / halètement / crampe
de la voix /
L’écriture se soumet
au râle de la conscience ;
aux désirs de l’écrit,
aux plaintes de l’oral.

Morsure / crampe / halètement
du cœur /
Les lignes
sont tracées
sans trame
ni cordeau ;
sinusoïdales ;
électroencéphalogramme
du sens.

Crampe / halètement / morsure
du temps qui nous transmet /
Par le corps
nous disons
la vie la mort
de chaque éternité ;
le reste…
étant littérature.

21
“La fortune des poésies ressemble beaucoup à celle de ces horoscopes dérisoires qu’une sorte de messager magnifique pose sur les tables des consommateurs aux terrasses des cafés.”(2)

Je n’écris que pour perpétuer l’éphémère, se dit le poète, dans son antre fauve.
Il pétrit des pages brouillonnées, comme s’il s’agissait d’une pâte qu’il espère faire lever.
Ses mots, ressassés, ne s’équilibrent qu’avec d’autres mots, prototypes. Sa mémoire ne s’allume que lors des nuits blanches. Il ne se souvient plus de ses anciennes absences.
Plus que tout autre, le poète sévit dans la matérialité des choses ; son domaine est une réalité tangible qu’il tente, encore et toujours, de ré-alizé.
La précision de sa pensée, dans les oxymores même, est de l’ordre du micron.
Rien n’est plus palpable qu’un poème ;
surtout si le vent l’arrache
d’une de ces tables
de terrasses de cafés.

22
Par la chair, le mot s’incarne dans la phrase qui jubile.
La lettre comporte l’esprit ; c’est avec lui qu’elle compose.
Elle a son propre caractère, la lettre ; toutefois, elle en change souvent.
Elle fait ses pleins, ses déliés ; ses obliques, ses boucles ; ses panses et ses queues – pour finir parfois dans un empattement.

Mais, que deviendrait le mot, sans elle ?
Et la phrase, sans mots ?
Et le discours, sans phrases ?
Et l’auteur, sans livre ?

Et le monde, sans caractères ?

“Des mots qui pleurent et des larmes qui parlent”(3)
“Un mot et tout est sauvé. Un mot et tout est perdu”(4)


Et du mystère de la langue, je n’en souffle mot…

23
Comédien, mon frère, tu écris dans ta parole, dans la recréation du texte. Non que tu ajoutes, ou tranches, ou transformes : tu intonnes.
Ta parole est ton corps. Ton corps est ta voix.
Et face aux passions que tu dois reproduire, la distance et le sang-froid sont tes seuls maîtres(5).
Te voilà sur le plateau, te voilà dans une grange, te voilà dans la rue – qu’importe ! –, tu es un personnage. Le public, ton miroir.
Tu représentes ; tu joues.
Entre tes dents : le monde.
Là, devant : l’attente ; l’accueil de la mimèsis.
Là, derrière : les grands frères aujourd’hui disparus ; Molière, Talma, Lemaître ; Rachel, Bernhardt, Guitry ; Jouvet ; Philipe…
Et dans ton cœur, un seul cri :

Mots dits
soient
les mots

Daniel LEDUC

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(1) Phrase d’Alfred Korzybski, fondateur de la “sémantique générale”.
(2) Francis Ponge, Le parti pris des choses.
(3) Abraham Cowley.
(4) André Breton.
(5) Ainsi que le préconisait Diderot dans son Paradoxe sur le comédien.

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