samedi 5 juillet 2008

LA CHAUVE-SOURIS DE L’OMBRE (nouvelle)



Le grenier de mon grand-père était rempli de fables, d’opacité, d’ombres chancelantes. C’était le lieu où se tramaient des aventures propres à toute enfance (si l’enfance n’a pas de rêves, l’avenir n’a point de futur).
Il y régnait un désordre impeccable, dans ce vaste grenier. Des paniers pleins d’objets hétéroclites côtoyaient des malles au contenu bizarre, inattendu -- comme peut l’être ce qui jaillit du chapeau d’un magicien.
Au milieu de ce capharnaüm, trônait un majestueux phonographe de café des années 1900. Son pavillon, largement évasé sur le bord, formait une espèce d’oreille qui semblait attentive à tout ce qui volait : les insectes, l’ombre, la poussière — et puis, ce qui à prime abord m’apparut être un monstre, et qui n’était en fait qu’une petite chauve-souris.
C’était là, dans ce pavillon, qu’elle avait établi son refuge : à l’ombre de l’ombre, suspendue à l’envers.
Ce mammifère volant, plus je l’approchais, plus il m’apprivoisait ; plus une complicité instinctive s'établissait entre nous.
J’avais alors dix ans, l’âge de la pleine enfance.
J’étais en vacances chez mon grand-père, dans un village du Limousin. Il y possédait une ferme où la nature meuglait.
Brunette. J’avais appelé la chauve-souris Brunette. Et si je ne pouvais saisir son langage, je savais qu’elle répondait à son nom ; qu’elle m’entendait mieux que quiconque.
J’étais timide, impétueux. Seuls les animaux semblaient me comprendre. Eux seuls m’approchaient sans préjugés ; peu importe que je fusse petit ou grand, maigre ou pansu. On se raccordait, tels deux êtres vivants.
Dès le réveil, avant même le petit déjeuner, je filais au grenier voir dormir Brunette — ce qu’elle faisait à longueur de journée. Mais à la nuit tombée, la chauve-souris battait des ailes ; dans un désordre aléatoire, pour nous autres, qui ne nous fions qu’aux apparences.
Elle fonçait dans le noir sur des papillons, des mouches ou des coléoptères, avec cette vivacité propre à l’éclair. Moi, dans l’ombre, me contentais d’entendre ses ailes, ses petits cris stridents. L’accompagnais par les oreilles.
Me couchais tard, plein de battements dans le regard.
C’était cela, la perception, qui nous liait si fortement. Les faits suivants le démontrèrent.
Alors qu’un rayon de Lune pénétrait — le 21 juillet à 3 h 56 — par l’un des vasistas entrouverts, Brunette prit son envol et sortit du grenier. Sans faire le moindre bruit, à mon tour, je quittai la maison. Là-haut, la Lune semblait nous observer, pour la première fois peut-être.
Brunette était là, suspendue à une branche ; elle paraissait m’attendre. Lorsque je fus près d’elle, elle s’envola. Je compris qu’elle voulait que je la suive.
Ainsi m’entraîna-t-elle à travers champs prés et marécages, bosquets bois et forêt, jusqu’au bord d’un lac qui projetait la Lune de son miroir mobile. Là sur la rive, une ombre parmi les ombres : un corps de petite fille secoué par des sanglots.
La chauve-souris frôla ce corps, l’enroba de ses battements d’ailes. Puis elle se posa.
Alors je compris pourquoi je l’avais suivie.
Je questionnai la petite fille :
— Que fais-tu là, toute seule ?
— Je regardais la Lune.
— Et pourquoi pleures-tu ?
— Il paraît qu’il y a des hommes dessus…
— Ça te rend triste ?
— Je ne sais pas.
— Comment t’appelles-tu ?
— Marie.
Marie avait dix ans, l’âge de la rêverie.
Elle habitait non loin de là, chez sa grand-mère. Elle était en vacances, aussi.
Je la raccompagnai chez elle, précédé — comme si elle connaissait le chemin par cœur — par la chauve-souris qui tournoyait gaiement.
Dès lors je revis régulièrement Marie. Nous nous donnions rendez-vous près du lac, sur lequel ricochaient nos cailloux et nos rires. Brunette, indifférente à tout, se suspendait à une branche, tanguant ainsi.
Marie me raconta qu’elle écoutait la Lune ; que celle-ci lui transmettait des ondes et que c’était comme des paroles ; qu’il y avait un vrai langage entre elles ; du moins … jusqu’à ce fameux lundi où deux hommes avaient foulé la surface de la Lune.
S’en était suivi… un silence implacable.
— Et c’est pour ça que tu pleurais ?
— Peut-être.
Marie n’aurait su dire ce qu’il fallait penser. Et fallait-il penser ?
Comme avec Brunette, une réelle complicité s’établit entre Marie et moi. Nous marchions main dans la main sur des sentiers imaginaires où nos pensées nous trimballaient.
Elle inventait des contes, Marie ; moi, je contais la vie. Je répétais ce que j’avais lu ou entendu au sujet des chauves-souris : que naguère on les prenait pour des vampires, ou pour des morts-vivants ; qu’elles étaient clouées sur les portes des granges ; que leur vitesse pouvait atteindre 80 km/h ; qu’elles se dirigeaient grâce à des ultrasons qu’elles émettaient avec la bouche ; et que leur nom de chiroptères signifiait "qui volent avec les mains".
Quant à Marie, elle me contait la Lune :
— Sais-tu que la Lune est notre Mère à tous, qu’elle est née de l’eau et du feu, et qu’en son sein est une grotte d’où les hommes sont issus ? Sais-tu que la Lune noire est diabolique, que la Lune rousse attrape les cœurs ? Sais-tu ce qu’elle cache d’obscur, la Lune ?
Non, je ne savais pas. Ni ce qu’il fallait croire, ni ce qu’il fallait laisser. Mais tout ça me faisait voyager… et qu’importe le réel !
Le mois d’août trotta de la sorte, dans cet imaginaire fait de mythique et de tangible. Cet univers, où nous étions si bien.
Puis vint la fin des vacances, et nous dûmes nous séparer.
Marie rentra dans le Sud, du côté de Marseille. Je regagnai Paris.
Et Brunette, que devint-elle ?
L’année suivante, elle disparut.
Aujourd’hui, tout est loin ; tout est proche ; tout est toujours ; en nous.
Mitterrand vient d’être élu. Bobby Sands vient de mourir. Adjani triomphe à Cannes.
Blottie contre moi, Marie susurre :
-- Tu sais, tout est possible.

Daniel LEDUC
www.harmattan.fr/daniel-leduc

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