dimanche 6 juillet 2008

CHEMIN FAISANT


1
À chaque pas le monde se déplace d’une parcelle de vie.

Longtemps j’ai marché sans me rendre compte de ce qu’un pas était. De ce qu’il n’était pas. De l’allure des perspectives. De celle des métamorphoses.
Il faut s’user au sol pour comprendre son pas. Pour dire que l’horizon ne bouge qu’avec les apparences. Il faut s’user aux pierres.
À présent je marche dans l’instant ; dans la prise rapide du ciment des heures.
Derrière devant, ne sont que du vent.

2
La haie, est une espèce en voie de disparition, dommage ! Non seulement pour l’environnement, mais aussi pour l’œil qui s’y pose, pour la main qui l’effleure.
Des différentes sortes de haies, c’est la vive que je préfère ; avec ses arbustes à feuilles persistantes ou caduques, elle respire la liberté. Houx, noisetiers, aubépines, charmes, sorbiers, dont le feuillage s’enflamme à l’automne, retenant le regard, qui ne saurait bondir plus loin. Voilà de l’ombre où abriter ses amours et ses rêves, son énigme et sa peau.
Autre forme de haie, souvenir d’enfance : ce muret de pierres sèches sur lequel j’avançais, les bras écartés. Sous les pieds, je sentais tanguer certaines pierres ; et la vie tout entière m’apparaissait en équilibre. Si je tombais, alors le monde pourrait bien s’effondrer… Mais toujours, au dernier moment, je me redressais – maintenant la permanence du temps.

3
Le trèfle et la luzerne frémissent dans le pré. Quelques rafales de vent soulèvent les nuages. Un enfant fait des roulades. Des corbeaux croassent contre l’été.
Le pré est un assemblage de mouvance et de verdure. La faune qui s’y tapit est des plus diverses : libellules, papillons, insectes, tout un univers en activité, que la lumière effleure, comme on ferait une confidence.
Un forficule[1] cherche un arbre fruitier dans cette immense plaine qu’est la prairie. Affamé, il confond le jour et la nuit ; il danse dans la clarté, où la mort le guette.
Frottant leurs élytres, là-bas des sauterelles se répondent, prêtes à bondir sur la vie qui passe, insouciante.
Un superbe machaon, rescapé des pesticides, butine une fleur de trèfle ; puis s’éloigne en un vol agité, qui le rend prisonnier du mouvement.
Une mante religieuse, se confondant avec les feuilles, attend. On ne sait quoi. Dont ne sait où.
La libellule volette près d’un ruisseau, attirée par mouches, insectes, papillons… Mais ce que préfère la Demoiselle, c’est l’éphémère.

4
Le ruisseau, je m’en souviens, il s’appelait le mire coulé. Petit cours d’eau en bordure d’un pré, commune de Tarnac. Je m’en souviens.
C’était le ruisseau de mon enfance.
Et des ruisseaux, il en coule en chacun d’entre nous. Ou bien ce sont des ruisseaux de vacances ; ou bien des traces qui sillonnent notre peau ; des lézardes sur les murs du passé ; des rides d’expression au coin du regard ; des coulées de désir sur le ciel d’horizon. Il en coule comme des rires ; il en coule comme des larmes ; comme des mots qui traversent la chair ; les étendues fertiles de la pensée.
Les ruisseaux, ils nous tracent…

5
Et le pêcheur attend.
Au bord de la rivière, il attend l’approche.
Souvent même, il attend l’attente.
La truite, souple et fusiforme, ruse avec la mort. Elle se glisse dans la fuite des eaux.
C’est une danse entre la truite et l’hameçon ; un vertige entre le désir et l’appât ; une étincelle entre l’homme et le salmonidé ; une rupture du courant.
Le vent tourne. Toujours il tourne.
Certains nomment ça : la destinée.
D’autres se taisent. Attendant l’attente.
Attendant le bond.

6
La rivière, nous voilà vers les rives… D’un bord à l’autre du flot, de la fuite. De l’écoulement.
De la mythologie du monde.
Pangu : personnage de la mythologie chinoise, premier être sorti du chaos originel, séparateur du ciel et de la terre, dont le corps géant se fit le monde et les Hommes qui y vivent ; son souffle devint le vent, sa voix le tonnerre, son œil gauche le soleil et le droit la lune ; son sang forma les rivières…
La rivière.
Elle est source, coule dans son lit, jusqu’à l’embouchure… Mais notre vie ? Ne fait-elle pas le voyage inverse ? Vers cette source, où se puise la non-réalité des choses ?
La rivière.
Elle se fait torrent, sur les pentes abruptes. La pluie nous ravine lorsque le temps tombe en trombes ; que l’eau est un déluge. La rivière.
Je la connais pour ses berges, dessinant des contours, des cartes cryptogrammes. Des lettres enlacées, avec l’amour des arbres. Corps de femme alangui sur la terre tournoyant. Caresses muettes de l’aube, destinées au crépuscule.
Rivière !
Le poète est ton nom.
La langue est ton geste.

7
Les forêts le soir font du bruit en mangeant”, disait Guillevic. Elles mangent légendes et mystères, que les Hommes leur ont concoctés. Elles se nourrissent de la pénombre, des cris d’oiseaux, des nuages, du refuge des animaux…“La forêt est un état d’âme”, disait Bachelard.
Et de leur sol à leur canopée, arbustes, arbres, plantes basses ou grimpantes, épiphytes, champignons et autres micro-organismes, tout cela vit en intelligence dans un temps différent du nôtre – pour peu que notre temps est quelque valeur sûre…
“L’arbre devient solide sous le vent”, disait Sénèque. Mais dans la forêt, où se trouve-t-il, le vent ? Et les pluies ravageuses, que vont-elles raviner ? Et ces faisceaux qui filtrent à travers les feuillages, que sont-ils ? Et ces chants d’oiseaux qui enlacent le houppier, qu’emportent-ils là-bas, sur ces lignes d’horizon qui jamais ne se fixent ? Et ces bourgeons, ces amas, ces pousses épicormiques, que vont-ils devenir dans la pénombre, sur laquelle veillent les génies de la forêt ?
L’arbre. Son ombre lui fait une queue de paon qui ouvre et ferme ses yeux de soleil, selon que le vent agite leurs paupières, les feuilles.” Jules Renard.
À l’orée de certaines phrases, il est bon de se coucher, de s’endormir en soi-même ; de se faire petit, comme un picot…

8
Combien de villages, dans le crépuscule voisin, dépérissent de trop peu de clarté ? Combien se délitent par manque d’oxygène ? Combien ne sont que ruines sur une terre percluse de souvenirs ?
La nostalgie est une haleine parfois fétide ; parfois, sa fraîcheur ravive la parole éteinte.
Le village… il se situe aux confins d’un plateau. Ses ruelles occupent un espace élimé par le pas des Hommes. Point de trottoirs, ou si peu. Des courbes qui se cramponnent aux façades des maisons ; des maisons qui se courbent : vieillardes, à jamais répudiées. Les volets, même les rafales de vent ne les font plus claquer : ils sont clos, comme des yeux morts. Ce sont des fermetures refermées sur l’absence.
Et l’absence ? Elle ne parle qu’à ceux qui ont connu.
Qu’à ceux qui ont connu…
J’entends le martèlement cadencé du marteau sur l’enclume. Le halètement cacochyme du soufflet de forge. Les “han !” vigoureux de la gorge. Même, j’entends la sueur oindre le forgeron…
Le maréchal-ferrant, je l’entends soulever la jambe du percheron, lui gratter le sabot, lui déclouer le fer, à coups de mailloche, de dérivoir, de tricoise à déferrer. J’entends la reinette et le rogne-pied, la râpe et la pince à parer. J’entends la pose à chaud du nouveau fer, le brochage, les clous qui s’enfoncent dans le pied du cheval. J’entends le rivetage, le râpage, le hennissement final. J’entends.
À présent, j’entends le tailleur de pierre. Là-bas, à côté du cimetière, dans sa petite cabane, il trace un bloc ; puis, à l’aide d’une boucharde et d’un ciseau, il dégrossit le granit, dont il fera une tombe. Ainsi, je l’entends sculpter la mort, tout en chantant. Chaque éclat qui jaillit de la pierre, ne serait-ce pas l’instant qui part ?
Et le fermier, au loin, qui fauche le blé.
Et le vacher, ici, qui rassemble son troupeau.
Et le meunier, sur la colline, qui moud son grain.
Et le garde-champêtre qui, partout, crie à tue-tête…
Je les entends.
Le village se tait, rempli de paroles. Gorgé de…

9
La nuit, les étoiles se dégrisent.
L’ivresse du jour a disparu.
Le ciel s’harmonise, la nuit. Tapis qui se tisse de feux.
Carte du ciel. Septembre 2007. Nord : Persée, Capella, la Girafe, la Petite Ourse, la Grande Ourse… Ouest : les Chiens de Chasse, le Bouvier[2], la Couronne Boréale, Hercule, le Serpent… Sud : Ophiuchus, l’Écu de Sobieski, l’Aigle, le Dauphin, le Petit Cheval, le Capricorne… Est : le Verseau, Pégase, les Poissons, Andromède, le Triangle, le Bélier… Centre : le Cygne, la Lyre, le Lézard, le Dragon, Céphée…
La nuit s’harmonise ; et dans ses profondeurs, le passé se dévoile par milliards d’années-lumière. Le temps est un leurre pour rattraper le temps.
Par delà l’atmosphère terrestre, par delà et au sein même de la voie lactée, nuages moléculaires, nébuleuses, rémanents de supernova et autres structures diffuses occupent l’espace interstellaire – pages d’un livre sans cesse réécrites et feuilletées.
Sur le vide lui-même s’inscrit la matière sombre, non-baryonique, indétectable, comme le sont les pensées sous-jacentes aux pensées elles-mêmes. L’inconnue, par les équations les plus diverses, demeure parfois l’inconnue : il faut alors rêver, inventer l’impensable, pour s’approcher quelque peu de cette secrète alliance entre l’illusion et la non-connaissance.
L’Homme est un roseau dont il faut penser les lignes
dans leurs limites
sur l’horizon.

10
Et l’horizon, cercle entre ciel et Terre, est souvent occulté par nos propres paysages.
C’est un concept, peut-être même une idée, que l’horizon.
La montagne en est l’ennemie déclarée. Hormis lorsqu’elle est apprivoisée…
Elle devient alors son allié – à l’horizon.
Montagne qui transcende ; élévation vers le vertige
de l’univers. C’est pourquoi
certains Hommes s’identifient à elle. Qu’ils la gravissent
à seule fin d’éprouver l’éblouissement de la vie. La montagne
s’enchâsse dans leurs mains,
à jamais gravée sur leurs paupières,
à jamais étreinte.
Dômes, pics, pitons, aiguilles ; dents, crêtes, dorsales, pointes, croupes, mamelons… le corps de la montagne s’exprime dans son sommet, par cette usure du temps qui passe et du temps qui pleut.
Jamais, jamais un Homme ne la domine. Tout au plus la maîtrise-t-il, pour un certain temps, incertain. Tel un animal sauvage, qui se laisse approcher, avant de bondir dans l’instinct, la montagne feule comme un tigre affamé.
L’horizon se fait l’écho de cette nature, indomptable. Et des cris de neige déboulent sur des pentes, naguère, immaculées.

Daniel LEDUC

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[1] Appelé communément pince-oreilles ou perce-oreilles.
[2] Nicolas Bouvier n’était-il pas lui-même une étoile, chemin faisant ?

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