Empieza el llanto de la guitarra
Es inutil callarla
Es imposible callarla
Es inutil callarla
Es imposible callarla
C'est alors la plainte de la guitare
Inutile de la faire taire
Impossible de la faire taire
Federico Garcia Lorca
L’incessant bourdonnement qui provenait de la terrasse du café obligea Pedro à hausser la voix d’un demi-ton pour pouvoir s’imposer. Quelques consommateurs se turent tout d’abord, puis de plus en plus d’oreilles se tendirent afin de capter cette source sonore venue d’un plein ailleurs… Pedro se dit, qu’une fois de plus, c’était gagné. Ses doigts grillaient les cordes de la guitare avec un tempo plein de fougue, plein de feu. C’était bien du flamenco : souffle du peuple espagnol qui jaillissait du tréfonds de sa gorge ; des fibres de ses mains.
Sa guitare, elle dansait dans ses bras, serrée contre son cœur ; accompagnant chaque élan de voix d’un imperceptible tressautement, surgi de la caisse de résonance — et c’était comme un accord tacite entre les cordes vocales et les cordes pincées.
Lorsque le chant fut consommé, que les notes s’assoupirent, les gens ne surent s’ils devaient applaudir, ou bien offrir leur silence, comme une dernière mesure.
Pedro tendit son chapeau. Où les pièces valsèrent.
C’était ainsi qu’il gagnait son existence, par cette seule chose qu’il savait faire : jouer de la guitare, comme on joue avec sa vie.
C’était ainsi.
Cette guitare — la guitare de son grand-père —, il l’avait reçue en héritage lorsqu’il avait eu dix ans, en Espagne, tout là-bas. Modeste, entièrement en cyprès, avec une chanterelle qui frisait et un manche imberbe, elle sonnait juste un peu faux, ce qui la faisait paraître plus humaine. C’était une guitare de gitan. L’une de celles qui ont le chevalet dans la terre, et la tête dans le ciel. Juan, le grand-père, l’avait paraît-il trouvée dans son berceau, à la place du biberon ou du hochet : il s’en était fait une mère. Puis Miguel, le père, en avait hérité — avant de l’offrir à son fils Pedro, lequel en jouait à présent avec une rigueur toute familiale.
Se souvenait-elle, la guitare, de la mort de Juan, poignardé par sa femme ? Savait-elle, la guitare, pourquoi Miguel avait disparu ? Et pourquoi Pedro lui était si fidèle ? La guitare…
Elle chantait, jouait des castagnettes, pleurait de longs soupirs, éclatait du soleil ! Mais se souvenait-elle, la guitare ?
« “El fuego”, c’est ainsi qu’elle se nomme », avait dit Miguel à son fils de dix ans. « Je te la confie. À partir de maintenant ce sera ta seconde mère, cette guitare. Elle te protégera de la solitude, de la peine, de l’ennui. » Pour toute réponse, Pedro avait serré el fuego contre lui. Quelques notes inaudibles avaient scellé l’étreinte ; alliance de l’enfance et du feu.
Deux ans plus tard, Miguel s’était évaporé. Après être sorti faire une course, il n’avait plus jamais reparu. Certains disaient qu’il était parti retrouver quelque femme, là-bas loin, derrière l’horizon. D’autres pensaient qu’il avait dû perdre la raison, la mémoire ; le goût de vivre peut-être même. La vérité, la vraie, était bien plus sordide : Miguel faisait partie de cette longue cohorte des disparus du franquisme. Tous ces gens victimes des phalangistes, des carlistes et autres barbares chrétiens ; ces dizaines de milliers d’absents, de trous blancs dans la réalité de l’Espagne ; Miguel était l’un d’entre eux, victime de son courage, de sa parole brûlante et libre. Disparu — comme on dirait éteint en parlant d’un feu, que le brouillard aurait brouillé.
Et la guitare, Pedro sa mère et son frère, elle les avait conduits à Paris. Elle leur avait fait quitter ce vent mauvais, si peu franc, de Franco. Elle leur permettait de vivre, avec toutes ces notes qui sortaient de son ventre, comme autant de sons, nouveaux nés.
Ainsi Pedro avait-il appris à ne plus avoir peur. À ne plus pleurer brutalement. À rire, en dépendant les notes des cordes de sa guitare.
Lorsqu’on l’interrogeait ?
« C’est la guitare qui apprend à vivre », soufflait-il entre ses dents.
Pour toute autre réponse : il chantait.
Ce fut à partir de ce jour que tout faillit sombrer.
Ce jour où Pedro entra chez un certain luthier de la rue de Rome. Là, il la vit, cette si belle guitare dont lui avaient parlé ses amis. « Elle est pour toi », lui avaient-ils dit, « tu mérites mieux qu’el fuego. »
Superbe instrument que cette guitare classique ! Une guitare tellement classique qu’elle n’avait rien d’original, certes. Tout, dans sa ligne, son fond ou son discours, était classique. Si bien qu’elle ne pouvait interpréter que des maîtres du XVIIIème tels que Paganini, Carulli, Giuliani, Boccherini ou Fernando Sor. Chaque corde, d’une étroite justesse, sonnait cristalline, claire, limpide. N’en sortaient que des sons bien ajustés, que des notes tirées au cordeau. C’était la guitare dont pouvaient rêver les perfectionnistes, tant elle était impeccablement nette et superbe.
Pedro, après l’avoir acquise, la baptisa el agua.
Le soir même, il travailla des études de Fernando Sor. C’était comme un sortilège, cette guitare : elle l’ensorcela.
El fuego se retrouva dans un placard ; tandis qu’el agua prit place dans sa vie. La classique guitare l’accompagna dans chacun de ses pas. Pedro chanta devant les terrasses des cafés ; il chanta dans le métro ; comme toujours il chanta le flamenco avec une fluidité des accords et des tremolos, des golpe et rasgueado. Comme toujours il se fit le jumeau de Paco de Lucia — avec cette guitare du flux et du reflux.
Mais alors… pourquoi le courant ne passait-il plus ? Pourquoi les gens ne l’acclamaient-ils plus ? Pourquoi, Pedro lui-même, avait-il perdu cette verve, dans la gorge et dans les doigts ?
Lorsqu’il jouait, l’indifférence lui répondait ; parfois même, l’insolence ; rarement, l’intérêt. Il jouait, tout en étant hors-jeu. Les notes sombraient dans une écume. Et n’eût été sa passion pour la musique, il aurait laissé tomber.
Nombre de fois Pedro faillit faire valser ce présent avec lequel il ne s’accordait plus. Nombre de fois il voulut décrocher, rompre les cordes et les amarres.
Aussi, n’y tenant plus, et malgré l’avis de ses proches, il reprit el fuego, sa guitare, vieille, au son éraillé -- rauque comme du roc. Il enferma el agua, la classique guitare, dans son étui ; et la classa dans sa mémoire.
Tout redevint vivant : le son, le chant, et les pièces qui valsaient. Tout était comme avant.
De nouveau el fuego crépita, les gens s’enflammèrent ; et le jour et la nuit frappèrent du talon la Terre entière.
Chaque soir, rentré chez lui, Pedro embrassait sa guitare — caressant les éclisses comme il aurait flatté les flancs d’une pouliche.
Il lui parlait tout bas :
« Te souviens-tu de mon père, Miguel, qui a disparu ? Et de Juan, mon grand-père, tué par sa femme ? Et de la guerre d’Espagne ? Et des républicains ? De tous ceux qui t’ont prise dans leurs bras ? T’en souviens-tu ? »
Alors, comme un cœur de cyprès… palpitait — crépitement infime.
Tandis que là, au fond de la caisse de résonance, trois mots, gravés au couteau, frémissaient dans le temps :
hasta la muerte
C’est ce qu’on aurait pu lire. Pénétrant dans la panse. D’el fuego…
Inutile de la faire taire
Impossible de la faire taire
Federico Garcia Lorca
L’incessant bourdonnement qui provenait de la terrasse du café obligea Pedro à hausser la voix d’un demi-ton pour pouvoir s’imposer. Quelques consommateurs se turent tout d’abord, puis de plus en plus d’oreilles se tendirent afin de capter cette source sonore venue d’un plein ailleurs… Pedro se dit, qu’une fois de plus, c’était gagné. Ses doigts grillaient les cordes de la guitare avec un tempo plein de fougue, plein de feu. C’était bien du flamenco : souffle du peuple espagnol qui jaillissait du tréfonds de sa gorge ; des fibres de ses mains.
Sa guitare, elle dansait dans ses bras, serrée contre son cœur ; accompagnant chaque élan de voix d’un imperceptible tressautement, surgi de la caisse de résonance — et c’était comme un accord tacite entre les cordes vocales et les cordes pincées.
Lorsque le chant fut consommé, que les notes s’assoupirent, les gens ne surent s’ils devaient applaudir, ou bien offrir leur silence, comme une dernière mesure.
Pedro tendit son chapeau. Où les pièces valsèrent.
C’était ainsi qu’il gagnait son existence, par cette seule chose qu’il savait faire : jouer de la guitare, comme on joue avec sa vie.
C’était ainsi.
Cette guitare — la guitare de son grand-père —, il l’avait reçue en héritage lorsqu’il avait eu dix ans, en Espagne, tout là-bas. Modeste, entièrement en cyprès, avec une chanterelle qui frisait et un manche imberbe, elle sonnait juste un peu faux, ce qui la faisait paraître plus humaine. C’était une guitare de gitan. L’une de celles qui ont le chevalet dans la terre, et la tête dans le ciel. Juan, le grand-père, l’avait paraît-il trouvée dans son berceau, à la place du biberon ou du hochet : il s’en était fait une mère. Puis Miguel, le père, en avait hérité — avant de l’offrir à son fils Pedro, lequel en jouait à présent avec une rigueur toute familiale.
Se souvenait-elle, la guitare, de la mort de Juan, poignardé par sa femme ? Savait-elle, la guitare, pourquoi Miguel avait disparu ? Et pourquoi Pedro lui était si fidèle ? La guitare…
Elle chantait, jouait des castagnettes, pleurait de longs soupirs, éclatait du soleil ! Mais se souvenait-elle, la guitare ?
« “El fuego”, c’est ainsi qu’elle se nomme », avait dit Miguel à son fils de dix ans. « Je te la confie. À partir de maintenant ce sera ta seconde mère, cette guitare. Elle te protégera de la solitude, de la peine, de l’ennui. » Pour toute réponse, Pedro avait serré el fuego contre lui. Quelques notes inaudibles avaient scellé l’étreinte ; alliance de l’enfance et du feu.
Deux ans plus tard, Miguel s’était évaporé. Après être sorti faire une course, il n’avait plus jamais reparu. Certains disaient qu’il était parti retrouver quelque femme, là-bas loin, derrière l’horizon. D’autres pensaient qu’il avait dû perdre la raison, la mémoire ; le goût de vivre peut-être même. La vérité, la vraie, était bien plus sordide : Miguel faisait partie de cette longue cohorte des disparus du franquisme. Tous ces gens victimes des phalangistes, des carlistes et autres barbares chrétiens ; ces dizaines de milliers d’absents, de trous blancs dans la réalité de l’Espagne ; Miguel était l’un d’entre eux, victime de son courage, de sa parole brûlante et libre. Disparu — comme on dirait éteint en parlant d’un feu, que le brouillard aurait brouillé.
Et la guitare, Pedro sa mère et son frère, elle les avait conduits à Paris. Elle leur avait fait quitter ce vent mauvais, si peu franc, de Franco. Elle leur permettait de vivre, avec toutes ces notes qui sortaient de son ventre, comme autant de sons, nouveaux nés.
Ainsi Pedro avait-il appris à ne plus avoir peur. À ne plus pleurer brutalement. À rire, en dépendant les notes des cordes de sa guitare.
Lorsqu’on l’interrogeait ?
« C’est la guitare qui apprend à vivre », soufflait-il entre ses dents.
Pour toute autre réponse : il chantait.
Ce fut à partir de ce jour que tout faillit sombrer.
Ce jour où Pedro entra chez un certain luthier de la rue de Rome. Là, il la vit, cette si belle guitare dont lui avaient parlé ses amis. « Elle est pour toi », lui avaient-ils dit, « tu mérites mieux qu’el fuego. »
Superbe instrument que cette guitare classique ! Une guitare tellement classique qu’elle n’avait rien d’original, certes. Tout, dans sa ligne, son fond ou son discours, était classique. Si bien qu’elle ne pouvait interpréter que des maîtres du XVIIIème tels que Paganini, Carulli, Giuliani, Boccherini ou Fernando Sor. Chaque corde, d’une étroite justesse, sonnait cristalline, claire, limpide. N’en sortaient que des sons bien ajustés, que des notes tirées au cordeau. C’était la guitare dont pouvaient rêver les perfectionnistes, tant elle était impeccablement nette et superbe.
Pedro, après l’avoir acquise, la baptisa el agua.
Le soir même, il travailla des études de Fernando Sor. C’était comme un sortilège, cette guitare : elle l’ensorcela.
El fuego se retrouva dans un placard ; tandis qu’el agua prit place dans sa vie. La classique guitare l’accompagna dans chacun de ses pas. Pedro chanta devant les terrasses des cafés ; il chanta dans le métro ; comme toujours il chanta le flamenco avec une fluidité des accords et des tremolos, des golpe et rasgueado. Comme toujours il se fit le jumeau de Paco de Lucia — avec cette guitare du flux et du reflux.
Mais alors… pourquoi le courant ne passait-il plus ? Pourquoi les gens ne l’acclamaient-ils plus ? Pourquoi, Pedro lui-même, avait-il perdu cette verve, dans la gorge et dans les doigts ?
Lorsqu’il jouait, l’indifférence lui répondait ; parfois même, l’insolence ; rarement, l’intérêt. Il jouait, tout en étant hors-jeu. Les notes sombraient dans une écume. Et n’eût été sa passion pour la musique, il aurait laissé tomber.
Nombre de fois Pedro faillit faire valser ce présent avec lequel il ne s’accordait plus. Nombre de fois il voulut décrocher, rompre les cordes et les amarres.
Aussi, n’y tenant plus, et malgré l’avis de ses proches, il reprit el fuego, sa guitare, vieille, au son éraillé -- rauque comme du roc. Il enferma el agua, la classique guitare, dans son étui ; et la classa dans sa mémoire.
Tout redevint vivant : le son, le chant, et les pièces qui valsaient. Tout était comme avant.
De nouveau el fuego crépita, les gens s’enflammèrent ; et le jour et la nuit frappèrent du talon la Terre entière.
Chaque soir, rentré chez lui, Pedro embrassait sa guitare — caressant les éclisses comme il aurait flatté les flancs d’une pouliche.
Il lui parlait tout bas :
« Te souviens-tu de mon père, Miguel, qui a disparu ? Et de Juan, mon grand-père, tué par sa femme ? Et de la guerre d’Espagne ? Et des républicains ? De tous ceux qui t’ont prise dans leurs bras ? T’en souviens-tu ? »
Alors, comme un cœur de cyprès… palpitait — crépitement infime.
Tandis que là, au fond de la caisse de résonance, trois mots, gravés au couteau, frémissaient dans le temps :
hasta la muerte
C’est ce qu’on aurait pu lire. Pénétrant dans la panse. D’el fuego…
Daniel LEDUC
www.harmattan.fr/daniel-leduc
www.harmattan.fr/daniel-leduc
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire