"Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge."
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu
De même que l’on peut dire que la carte n’est pas le territoire et que l’arbre cache la forêt, il peut aller de soi que la forêt cache l’arbre dans ce qu’il a de singulier, et que le territoire est cette carte des traits aléatoires. Ainsi la vie se dessine-t-elle par ses soubresauts et ses lignes de rupture. Et ce qui choque n’est autre que ce qui cherche.
C’est pourquoi j’ai toujours préféré le biscornu au délicieux ; les éclairs au soleil.
Mes arbres de prédilection, dans cette logique cagneuse, ne peuvent être que des Faux, les Faux de Verzy en l’occurrence — ces hêtres tortueux qui trônent sur la Montagne de Reims, et que le botaniste Carrière décrivait ainsi en 1863 : “On ne sait que penser de ces monstres qui semblent être une énigme jetée aux savants, un défi porté à toutes les théories végétales.”.
De fait, ils ressemblent à des squelettes sculptés par des vents convulsifs, ces arbres, en hiver. L’été, ils prennent l’aspect de parasols tourmentés par la lumière. Leurs rameaux forment des coudes, et le tronc se déhanche. La nature s’insinue dans des torsions spectaculaires — comme s’il fallait exprimer une souffrance, pour être.
Cela, je le conçois aisément.
Ce ne sont ni des virus ni des mutations génétiques qui ont induit de telles formes ; pas plus, naturellement, qu’une quelconque malédiction ; non ; ce qui est en jeu, c’est le tourment du hasard qui cherche par où fuir la destinée. Et dans ces branches, il dessine un labyrinthe, le hasard, où il pourra se perdre, en perdant ainsi le sort, le futur et la chance – comprenez-vous ?
Je me souviens des arbres de mon enfance. Du sapin, du cerisier, du prunus, du tilleul, du laurier, de l’érable du Japon… Avec mes frères nous faisions des cabanes dans les arbres, dans les buissons ; et parfois même dans un grenier où campait une chauve-souris familière. Je me souviens de cette liberté d’escalades, de sauts, de bonds, de courses dans les bois et dans l’imaginaire. C’était il y a…vingt ans à peine. Il y a…longtemps peut-être…
Aujourd’hui, je suis un vieillard juvénile.
Depuis ce jour, les mois ont pesé des années, et les années des siècles. Ce jour où le Parti de l’Ordre a pris le pouvoir. Ce jour où toute courbe a été proscrite au profit de la droite -- seule ligne autorisée par le Nouvel Ordre.
Adroitement s’est imposée une discipline draconienne. Ont été interdits : tout rassemblement dans les halls d’immeubles ; toute parole des élèves en classe ; toute invective au Gouvernement ; toute critique par les médias de la nouvelle Ligne ; toute fantaisie dans l’habillement, le comportement, les idées ; toute différence avec le standard établi par l’Ordre ; toute liberté… toutes libertés…
Ainsi ont été limés, rabotés, élagués, poncés, taillés, dégauchis, nivelés toutes choses qui dépassent, et qui par là troublent l’harmonie rectiligne de l’Ordre. La vie s’est réduite à une peau de chagrin ; non : à un chagrin sans peau.
Et me voilà, dans cet Ordre de choses, qui vous parle ; sachant que nul ne peut écouter… ni entendre.
Moi-même, j’ai été écarté.
Ils ont tenté de me mettre aux normes. De m’appliquer les nouvelles règles. De me faire ingurgiter la Loi.
Par toutes sortes de camisoles chimiques, ils ont voulu bâillonner mon esprit ; me faire entrer dans leurs Principes. Ils ont presque réussi.
Je parle seul. Dans mes pensées.
Seul, je parle. Seul, je m’entends.
Ma chambre est faite de propre, d’alignements, de blanc.
Il n’y a ni bibelots, ni livres, ni photos. Rien d’inutile en somme.
Par la fenêtre grillagée, j’aperçois les platanes, là-bas dans la cour. Tous, ils se ressemblent. Alignés au garde à vous. Tous.
Le chêne — qui trônait au centre — ils l’ont abattu récemment. « Trop de caractère », ont-ils dit…
Le ciel lui-même cache ses nuages, aux formes par trop songeuses.
Et moi, ils me cachent, ils m’enfouissent.
Parfois je pense à mes peintres préférés : Bosch, Dürer, Turner, Munch, Bacon. À mes auteurs favoris : Sade, Lautréamont, Artaud, Dylan Thomas. Alors, je crois devenir fou.
Mais non ! Les fous sont là, dehors. Dans cette forêt. Où chaque arbre est un poteau.
Contre lequel. S’exécute. La vie.
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu
De même que l’on peut dire que la carte n’est pas le territoire et que l’arbre cache la forêt, il peut aller de soi que la forêt cache l’arbre dans ce qu’il a de singulier, et que le territoire est cette carte des traits aléatoires. Ainsi la vie se dessine-t-elle par ses soubresauts et ses lignes de rupture. Et ce qui choque n’est autre que ce qui cherche.
C’est pourquoi j’ai toujours préféré le biscornu au délicieux ; les éclairs au soleil.
Mes arbres de prédilection, dans cette logique cagneuse, ne peuvent être que des Faux, les Faux de Verzy en l’occurrence — ces hêtres tortueux qui trônent sur la Montagne de Reims, et que le botaniste Carrière décrivait ainsi en 1863 : “On ne sait que penser de ces monstres qui semblent être une énigme jetée aux savants, un défi porté à toutes les théories végétales.”.
De fait, ils ressemblent à des squelettes sculptés par des vents convulsifs, ces arbres, en hiver. L’été, ils prennent l’aspect de parasols tourmentés par la lumière. Leurs rameaux forment des coudes, et le tronc se déhanche. La nature s’insinue dans des torsions spectaculaires — comme s’il fallait exprimer une souffrance, pour être.
Cela, je le conçois aisément.
Ce ne sont ni des virus ni des mutations génétiques qui ont induit de telles formes ; pas plus, naturellement, qu’une quelconque malédiction ; non ; ce qui est en jeu, c’est le tourment du hasard qui cherche par où fuir la destinée. Et dans ces branches, il dessine un labyrinthe, le hasard, où il pourra se perdre, en perdant ainsi le sort, le futur et la chance – comprenez-vous ?
Je me souviens des arbres de mon enfance. Du sapin, du cerisier, du prunus, du tilleul, du laurier, de l’érable du Japon… Avec mes frères nous faisions des cabanes dans les arbres, dans les buissons ; et parfois même dans un grenier où campait une chauve-souris familière. Je me souviens de cette liberté d’escalades, de sauts, de bonds, de courses dans les bois et dans l’imaginaire. C’était il y a…vingt ans à peine. Il y a…longtemps peut-être…
Aujourd’hui, je suis un vieillard juvénile.
Depuis ce jour, les mois ont pesé des années, et les années des siècles. Ce jour où le Parti de l’Ordre a pris le pouvoir. Ce jour où toute courbe a été proscrite au profit de la droite -- seule ligne autorisée par le Nouvel Ordre.
Adroitement s’est imposée une discipline draconienne. Ont été interdits : tout rassemblement dans les halls d’immeubles ; toute parole des élèves en classe ; toute invective au Gouvernement ; toute critique par les médias de la nouvelle Ligne ; toute fantaisie dans l’habillement, le comportement, les idées ; toute différence avec le standard établi par l’Ordre ; toute liberté… toutes libertés…
Ainsi ont été limés, rabotés, élagués, poncés, taillés, dégauchis, nivelés toutes choses qui dépassent, et qui par là troublent l’harmonie rectiligne de l’Ordre. La vie s’est réduite à une peau de chagrin ; non : à un chagrin sans peau.
Et me voilà, dans cet Ordre de choses, qui vous parle ; sachant que nul ne peut écouter… ni entendre.
Moi-même, j’ai été écarté.
Ils ont tenté de me mettre aux normes. De m’appliquer les nouvelles règles. De me faire ingurgiter la Loi.
Par toutes sortes de camisoles chimiques, ils ont voulu bâillonner mon esprit ; me faire entrer dans leurs Principes. Ils ont presque réussi.
Je parle seul. Dans mes pensées.
Seul, je parle. Seul, je m’entends.
Ma chambre est faite de propre, d’alignements, de blanc.
Il n’y a ni bibelots, ni livres, ni photos. Rien d’inutile en somme.
Par la fenêtre grillagée, j’aperçois les platanes, là-bas dans la cour. Tous, ils se ressemblent. Alignés au garde à vous. Tous.
Le chêne — qui trônait au centre — ils l’ont abattu récemment. « Trop de caractère », ont-ils dit…
Le ciel lui-même cache ses nuages, aux formes par trop songeuses.
Et moi, ils me cachent, ils m’enfouissent.
Parfois je pense à mes peintres préférés : Bosch, Dürer, Turner, Munch, Bacon. À mes auteurs favoris : Sade, Lautréamont, Artaud, Dylan Thomas. Alors, je crois devenir fou.
Mais non ! Les fous sont là, dehors. Dans cette forêt. Où chaque arbre est un poteau.
Contre lequel. S’exécute. La vie.
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Daniel LEDUC
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