lundi 30 juin 2008

LA MORT EST-ELLE MORTELLE ? (nouvelle)


Lecteur, quand tu liras ceci, je serai mort depuis longtemps. Je suis le peuple des Orokaivas, originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les derniers sursauts de mon existence se sont produits au début du vingt-et-unième siècle. Puis je me suis dissous dans la société mondiale. Et mon nom lui-même s’est liquéfié.
Lecteur, je vais te raconter mes dernières espérances, dans un temps où mon histoire se diluait déjà dans la "modernité".
J’appartiens aux peuples des Papous. Je fais partie des premiers habitants de l’île de la Nouvelle-Guinée (je n’en tire aucune fierté : la terre, elle, n’appartient qu’aux vents qui la dominent). Après nous, vinrent les Mélanésiens ; puis les Portugais, les Espagnols, les Hollandais ; les Britanniques, les Allemands ; enfin, les Australiens. En 1975, notre terre accéda à l’indépendance. Et nous voilà, à l’heure où je te parle.
Lecteur, je suis le peuple des Orokaivas, et je te souhaite mille danses.
Depuis plusieurs décennies, les miens sont devenus chrétiens. On leur fait croire à l’avènement du Christ. On prétend que nos morts vont ressusciter. Mais, comme le dit l’un des nôtres, maître de la coutume :
« Avant, nos morts, déposés dans une tombe, changeaient de peau comme les serpents. Où habitent-ils, à présent, nos morts ? Vivent-ils dans les racines creuses, ou bien dans les rivières ? Et ce paradis dont on nous parle, où est-il ? »
Les églises parlent toujours aux miens du retour des morts. Aussi les miens attendent-ils beaucoup des morts, peu des vivants. Le sentiment d’union n’existe plus chez eux. Ils ont adopté le mode de vie des Chinois et des Blancs. Moi, peuple des Orokaivas, je ne reconnais plus les miens ! Non ! Je ne reconnais plus !
Pourtant l’espérance était là. Dans la culture des palmiers à huile, sûrement. Mais nos bananes elles, à force d’attendre, pourrissent ; et les rituels, interdits par les églises chrétiennes, s’étiolent dans la mémoire ; et les liens entre les Hommes se distendent ; et le cosmos apparaît de plus en plus flou.
Lecteur, aujourd’hui le peuple des Orokaivas attend un bateau qui doit ramener les morts vers les vivants… Du moins est-ce la rumeur…
Les pensées anciennes et les pensées nouvelles tentent de s’enlacer. Vies et morts vont-ils danser dans un même temps ?
Lecteur…

Habamana interrompit le déchiffrage.
Elle rangea le manuscrit dans une boîte à la fois transparente et obscure, afin de le protéger des rayonnements cosmiques.
Elle se sentait exténuée, comme si cette lecture avait absorbé son attention, au point de la vider tout entière.
Mais Habamana savait pourquoi. Elle savait que le crabe la rongeait. Comme il rongeait tous les autres mortels ; comme il rongeait le ciel, par-dessus les nuages. Elle savait que l’Histoire, pour toujours, allait se refermer – sur une page jaunie par les siècles.
Elle savait. Elle n’avait pas peur.
Il lui restait encore une tâche à accomplir : finir de déchiffrer ce manuscrit que le Grand Archéologue lui avait remis récemment.
À l’heure où l’achèvement était si proche, il lui paraissait essentiel (puisque dérisoire) d’écouter un passé lointain, recouvert de trous et de poussières. C’était un peu le retour à la mère avant que la mère se retire. Téter une dernière fois l’une des sources qui s’étaient à tout jamais taries.
Habamana sortit du blockhaus.
Elle se dirigea vers une église en ruines, y pénétra. Là, derrière l’autel, la Croix avait été remplacée par un Cercle symbolisant le Dieu de la Matière Sombre. Habamana par sa prière tenta de rejoindre le Cercle : s’il est vrai que le centre de la sphère est nulle part et que sa circonférence est partout, alors, il n’y a point de limite… et tout… est toujours dans l ailleurs.
Elle se recueillit, capta l’essence de son histoire — et celle de toutes les histoires humaines.
Puis longtemps, elle erra dans la ville.
Un étrange silence parlait déjà du temps passé.
« L’espèce humaine, qu’en restera-t-il ? »
Habamana se remémora les ultimes phrases du manuscrit qu’elle avait déchiffré :
Le jour où tous les vivants seront morts, la mort sera mortelle. Et le temps ne parlera plus. De l’illusion du temps.


Daniel LEDUC

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