lundi 30 juin 2008

LA MARMITE (prose)


Au bord de la marmite, la graisse s’épaissit comme un brouillard givrant. Le temps est à la pluie, l’eau perle sur le feu. Quelques morceaux de viande flottent dans le bouillon. Les nuages s’engraissent du poids des heures, le vent souffle sur la braise. Il faudrait écumer ce trop-plein de vie, ces poids morts comme feuilles d’automne.
Ça sent une odeur de ragoût ; à moins que ça ne sente la sueur du soir après le labeur. C’est comme cette odeur de linge, autrefois, s’échappant de la lessiveuse. Tout ce qui passe conserve du passé un peu d’oubli, beaucoup de rêve — la chaleur des choses dans leur fragilité. Et les mots, eux-mêmes, sont surannés ; la langue demeure dans la marmite du temps.
Tout ce qui passe devrait être allégé du gras et des grumeaux, des ombres qui sommeillent.
La marmite digère. La marmite éructe.
Faudrait savoir qui mange. Qui est mangé.
Et pourquoi cela bout dans la casserole humaine.

*****

Saisie par les oreilles, la marmite se retrouve en suspens entre l’air et le feu, l’odeur et la vapeur. Son contenu — la soupe — frémit comme une eau fouettée par le vent.
C’est le quotidien qui rejoint le naguère, cette soupe, nourriture des modestes, ouvriers, paysans. Cela rappelle à la mémoire son enfance : lorsque le grand-père, d’une rasade de vin épais, faisait chabrot sur des morceaux de pain rassis jetés dans le potage, l’épaississant autant qu’une brume matinale, ce qui donnait cette consistance à la vie, cette robustesse à chaque instant. La soupe, c’était le temps qui se ramassait dans l’assiette pour reprendre son souffle, pouvoir à nouveau s’égrainer avec clartés et nuages, avec travail et sommeil, le rythme des heures balançant comme un pendule sur la tête des gens.
C’était, la soupe, une espèce de langage, avalé à coups de langue, qui faisait un bruit de glouglous dans la tuyauterie du présent.

*****

Le pot-au-feu dans le faitout faisait frétiller les papilles ; et saliver l’instant. C’était l’hiver.
Gîte, pommes de terre, oignon, poireaux, choux, carottes, navets mijotaient dans une eau chantante, odorante ainsi qu’un bonheur d’enfants.
C’était l’hiver.
La nuit couvrait le jour ; le foisonnement d’étoiles disparaissait derrière le froid. La table soutenait des rires, de l’impatience, des miettes de pain, de l’appétit. C’était l’hiver.
Tout était prêt sauf l’essentiel. Cela cuisait encore et bouillonnait encore.
Puis la marmite s’offrait aux petits diables. Et le pot et l’eau et le feu s’absorbaient dans un bruit de tonnerre.
C’était. L’hiver.

*****

Ce qui mijote donne un étirement au temps, un poids à la vapeur. C’est comme un ralenti dans l’existence – dont la mémoire s’imprègne – avec ce gros plan de la marmite ; puis ce panoramique zoomé qui dévoile peu à peu l’ensemble de la cuisine, dans son aspect ancestral et figé.
Le couvercle est une déclaration à l’enfermement des choses ; une affirmation du dehors et du dedans. S’il se soulève sous la poussée d’un bouillonnement, c’est une révolte contre l’ordre établi – de ce qui doit être clos ; et de ce qui peut être ouvert. Ainsi la certitude est-elle au fond de toute marmite ; le doute, à tout moment, peut s’échapper ; infecter l’air ambiant.
L’oppression, quant à elle, suscite des clapotis qui se transformeront, avec le temps, en une explosion de gaz, une envolée de sulfures et de mots. Le repas se fera, alors, dans ce qui est dehors ; hors de ce qui est – dedans.
Ainsi vont les choses. Quand elles cuisent. Trop longtemps.

*****

Combien d’effort pour faire bouillir la marmite, pour tisonner le feu !
Chaque jour bouillonne du travail de la plupart des hommes, des femmes, et de nombre d’enfants. De par le monde. Chaque jour se lève avec ce goût de soupe qu’il faut puiser au fond, de l’être.
Et la marmite attend, comme un ventre, avide ; cette substance qui emplit son vide.
La marmite attend.
Et des casseroles rouillent pendant ce temps. De par l’humeur.
De par le monde.

*****

Il y a dans chaque récipient un quelconque mystère qui s’évapore avec le feu. C’est l’alchimie de la cuisine, celle qui opère pour transformer le bon en mieux, l'odeur en souffle, le goût en appétence. C’est la nuit dans la marmite qui se fait jour, avec ces milliers d’étoiles qui se déposent sur les papilles, palpitant sur la langue.
La vie, comme toujours, se déguste — après avoir cuit. Long temps.


Daniel LEDUC




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