À chaque fois que je regarde un balai, je vois un arbuste en hiver, dépouillé de ses membres, de sa peau, et du dernier rayon de soleil. Rien ne m’inspire plus de compassion qu’un balai dans son allure austère. Il paraît si piètre, si démuni, comme abandonné de tous, orphelin de la nature et de la main de l’Homme. Mais il suffit que cette main s’en saisisse pour que vive le balai, pour qu’il jaillisse enfin dans une danse de toussotements et de poussière. Alors rien n’est plus noble, plus digne de respect, que cet instrument qui chasse les moutons et fait valser les salissures. Rien n’est plus irrésistible que cet ustensile qui nettoie la surface du monde sans en altérer ni le contenu, ni la forme.
Ce que le balai nous enseigne, c’est cette modestie altière du humble, sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont : embrumées de rides et de saletés.
Le propre du balai c’est de rendre propre ce qui le fut, ce que le temps a embaumé. Redonner vie au temps lui-même, dépoussiérant le passé — que la patine demeure, mais sans taches ni bavures. La lumière enveloppante, sans cette brume qui se dépose sur chaque aurore.
*****
Je revois le geste de mon grand-père lorsque, armé d’un balai de genêt, il poussait feuilles mortes et plumes de vent hors des frontières de la ferme. Tout devait être net comme l’était sa vue sur l’horizon du monde. Chaque chose à sa place, et la mémoire des jours sera bien gardée.
Pourquoi le désordre fait-il si peur ? Pourquoi faut-il donc balayer ce qui dérange le quotidien ? Se rassure-t-on par la propreté apparente, comme si celle-ci était également transparente ? La force et la beauté du monde ne sont-elles pas aussi dans cet éternuement que provoque la poussière ?
*****
Et le balai des sorcières, cet engin avec lequel elles s’envoyaient en l’air, dans un nuage de corbeaux et de suie, avec des vagissements – enfantement de ces ténèbres qui ont ceint les cauchemars de tellement d’enfants !
Le balai de sorcier, qui, telle la queue d’un oiseau, se plante dans le ciel, enclin à débarrasser chaque nuage de nos fantasmes, et de toute pollution terrestre.
Le balai ensorcelé qui se dédouble et se dédouble encore, jusqu’à l’infinie altérité de soi-même, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des balais pour se balayer eux-mêmes…
*****
Le cantonnier, appuyé sur son balai, rêve de routes et de chemins bien droits, aussi droits que le manche, droit, de son balai. Il rêve de lignes perpendiculaires ou parallèles, le cantonnier, de rectitude dans l’agencement des formes, de coordonnées et d’angles droits.
Ce que lui inspire son balai, ce sont des géométries simples mais ordonnées. Avec, pour abscisses, la ligne d’horizon et le regard qui s’en va vers l’infini, fuyant les chemins tortueux de la vie.
Si son balai de paille pouvait faire disparaître toute cette boue sous le tapis des apparences. Au moins les choses en seraient plus carrées.
Mais la route est longue, pentue, sinueuse. Elle abrite combien de ces virages en épingle à cheveu, combien de précipices, combien de fossés et d’ornières ?
Le cantonnier maudit TOUT. Ce qui ne ressemble pas. De près ou de loin. À son propre balai !
*****
Aux premières lueurs de l’aube, le balayeur des rues pousse-t-il la nuit dans le caniveau ? Que fait-il des étoiles qui disparaissent dans notre cécité ? Les époussette-t-il avant de les ranger dans notre imaginaire ? Et les déchets humains, les jette-t-il dans les trous noirs, là-bas ?
Le balayeur des rues se raconte des histoires pour faire passer le temps — comme un mauvais café. Des histoires plus noires que sa peau d’émigré, plus noires que ses idées lors de certaines nuits blanches. Bien sûr, ce sont des histoires de balais : de celui qui s’enflamme pour une allumette ; de celui qui se pend au clou du spectacle ; de celui qui est balayé par la tempête ; de celui, manchot, qui finit en brosse… Des histoires à faire dresser les poils sur la tête !
Le balayeur des rues raconte des histoires. Et lui seul y croit le temps d’un pffft sur l’asphalte. Ou dans le caniveau.
*****
Dans l’épaule est déjà le bras, dans le bras déjà la main, dans la main déjà les doigts, dans les doigts déjà le balai. Et dans le balai sont toutes les misères du monde.
La guerre balaye. La famine balaye. La maladie balaye. L’intolérance balaye. Le désamour balaye.
Et nous balayons devant la porte sans savoir où se dispersent la poussière et la terre qui font l’Homme. Toutes ces molécules qui dansent dans la lumière. Nous les balayons par peur de l’envahissement ; et par peur du vide.
C’est notre vie qui s’éparpille. Dépoussiérée. Propre à ce qui est convenable, comme à ce qui n’est plus.
Propres les mains. Propre la pensée. Propre le monde.
Pro-pres
l’immonde
et l’insensé.
Ce que le balai nous enseigne, c’est cette modestie altière du humble, sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont : embrumées de rides et de saletés.
Le propre du balai c’est de rendre propre ce qui le fut, ce que le temps a embaumé. Redonner vie au temps lui-même, dépoussiérant le passé — que la patine demeure, mais sans taches ni bavures. La lumière enveloppante, sans cette brume qui se dépose sur chaque aurore.
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Je revois le geste de mon grand-père lorsque, armé d’un balai de genêt, il poussait feuilles mortes et plumes de vent hors des frontières de la ferme. Tout devait être net comme l’était sa vue sur l’horizon du monde. Chaque chose à sa place, et la mémoire des jours sera bien gardée.
Pourquoi le désordre fait-il si peur ? Pourquoi faut-il donc balayer ce qui dérange le quotidien ? Se rassure-t-on par la propreté apparente, comme si celle-ci était également transparente ? La force et la beauté du monde ne sont-elles pas aussi dans cet éternuement que provoque la poussière ?
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Et le balai des sorcières, cet engin avec lequel elles s’envoyaient en l’air, dans un nuage de corbeaux et de suie, avec des vagissements – enfantement de ces ténèbres qui ont ceint les cauchemars de tellement d’enfants !
Le balai de sorcier, qui, telle la queue d’un oiseau, se plante dans le ciel, enclin à débarrasser chaque nuage de nos fantasmes, et de toute pollution terrestre.
Le balai ensorcelé qui se dédouble et se dédouble encore, jusqu’à l’infinie altérité de soi-même, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des balais pour se balayer eux-mêmes…
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Le cantonnier, appuyé sur son balai, rêve de routes et de chemins bien droits, aussi droits que le manche, droit, de son balai. Il rêve de lignes perpendiculaires ou parallèles, le cantonnier, de rectitude dans l’agencement des formes, de coordonnées et d’angles droits.
Ce que lui inspire son balai, ce sont des géométries simples mais ordonnées. Avec, pour abscisses, la ligne d’horizon et le regard qui s’en va vers l’infini, fuyant les chemins tortueux de la vie.
Si son balai de paille pouvait faire disparaître toute cette boue sous le tapis des apparences. Au moins les choses en seraient plus carrées.
Mais la route est longue, pentue, sinueuse. Elle abrite combien de ces virages en épingle à cheveu, combien de précipices, combien de fossés et d’ornières ?
Le cantonnier maudit TOUT. Ce qui ne ressemble pas. De près ou de loin. À son propre balai !
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Aux premières lueurs de l’aube, le balayeur des rues pousse-t-il la nuit dans le caniveau ? Que fait-il des étoiles qui disparaissent dans notre cécité ? Les époussette-t-il avant de les ranger dans notre imaginaire ? Et les déchets humains, les jette-t-il dans les trous noirs, là-bas ?
Le balayeur des rues se raconte des histoires pour faire passer le temps — comme un mauvais café. Des histoires plus noires que sa peau d’émigré, plus noires que ses idées lors de certaines nuits blanches. Bien sûr, ce sont des histoires de balais : de celui qui s’enflamme pour une allumette ; de celui qui se pend au clou du spectacle ; de celui qui est balayé par la tempête ; de celui, manchot, qui finit en brosse… Des histoires à faire dresser les poils sur la tête !
Le balayeur des rues raconte des histoires. Et lui seul y croit le temps d’un pffft sur l’asphalte. Ou dans le caniveau.
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Dans l’épaule est déjà le bras, dans le bras déjà la main, dans la main déjà les doigts, dans les doigts déjà le balai. Et dans le balai sont toutes les misères du monde.
La guerre balaye. La famine balaye. La maladie balaye. L’intolérance balaye. Le désamour balaye.
Et nous balayons devant la porte sans savoir où se dispersent la poussière et la terre qui font l’Homme. Toutes ces molécules qui dansent dans la lumière. Nous les balayons par peur de l’envahissement ; et par peur du vide.
C’est notre vie qui s’éparpille. Dépoussiérée. Propre à ce qui est convenable, comme à ce qui n’est plus.
Propres les mains. Propre la pensée. Propre le monde.
Pro-pres
l’immonde
et l’insensé.
Daniel LEDUC
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