lundi 30 juin 2008

LA GALAXIE GUTENBERG (nouvelle)


« Le monde est un village global. »
« Le contenu d'un médium est toujours un autre médium. »
« Nous regardons le présent dans un miroir rétroviseur. »
Marshall McLuhan


Le libraire n’est-il pas un convoyeur de mots, quelqu’un qui protège et fait passer d’une rive à l’autre la pensée des Hommes ?
C’est ce qu’Arnaud se dit lorsqu’il doute de lui-même. Et en ces temps d’incertitude économique, ça lui arrive fréquemment de douter. De désespérer même.
Mais il lui suffit de regarder une pile de livres, de toucher une couverture, de palper le papier encore tendre pour se sentir rasséréné. Il se sait alors investi de cette noble mission de passeur de mots. Et comme un tremblement érotique le surprend.
La Clef des Livres, c’est son univers ; cette librairie qu’il a créée de toutes pièces, dont la mécanique est faite de transmissions, d’échanges et de relais. Un lieu convivial avant tout, voilà ce qu’il souhaite ; et c’est ainsi qu’on s’y retrouve, non seulement pour chercher trouver acquérir un livre, mais aussi bien pour discuter, se donner rendez-vous, boire un thé, ou simplement se sentir moins seul(e). C’est un lieu de passage où l’on s’attarde, avant de reprendre le train-train quotidien. Comme une gare de voyageurs immobiles.
Arnaud aime les livres, comme il aime les gens. D’ailleurs, les uns ne proviennent-ils pas des autres ? Et quelle différence entre une œuvre et une vie ?
Chaque journée lui apporte son lot de petites joies et de petites surprises. Chaque livre qu’il reçoit a sa propre histoire, sa propre autonomie. Parfois c’est une révélation, au sens photographique du terme. Quelque lumière qui se cristallise dans les mots. Alors Arnaud s’illumine, son cœur bat plus fort. Il respire le bonheur.
Les rencontres, il y a les rencontres aussi. Celles qui sont fugaces ; celles qui s’imprègnent ; celles qui deviennent récurrentes, qui ponctuent la monotonie du temps. Par exemple : la rencontre avec cet homme qui déclare être un oiseau et qui, désespérément, cherche dans les ouvrages d’ornithologie à identifier l’espèce à laquelle il appartient ; ou bien la rencontre avec une prostituée férue de psychologie animale qu’elle applique à ses clients ; ou encore la rencontre avec cette vieille dame, aussi seule qu’un mirage, qui chaque jour franchit le seuil de la librairie, prétextant qu’elle a perdu son chien et que celui-ci n’a pu se réfugier que dans les livres. Bien sûr il y a d’autres rencontres : avec des gens bien moins sérieux : des notaires, des pharmaciens, des banquiers… des politiciens, même. Cependant la rencontre qu’affectionne plus que tout Arnaud, c’est celle avec le destin (c’est ainsi qu’il nomme la chance). Et c’est bien lui, le destin, qui lui a fait connaître Lucie.
Un jour de pluie, de grisaille, de pauvreté lumineuse ; Lucie entre, et tout s’éclaire. Arnaud ne voit plus qu’elle.
Elle l’interroge :
— Vous êtes le Directeur ?
— Le libraire, oui.
— Puis-je vous parler, alors ?
— Je vous écoute.
— Voilà. J’ai écrit un livre racontant la vie de mon arrière-grand-père. Il a fait la guerre de 14-18, il en est revenu amnésique. C’est non seulement l’histoire d’un homme, mais celle de toute une génération plus ou moins sacrifiée, ce livre. Cependant, il a été refusé partout. Je l’ai autoédité alors. Et je propose aux libraires d’en prendre quelques exemplaires en dépôt. Voilà.
Elle lui tend l’ouvrage.
— D’accord, je vais en prendre connaissance ; je vous ferai savoir ma décision. Revenez dans huit jours.
Lucie, distraitement, remercie.
Le soir même, bien que rompu de fatigue, Arnaud se saisit de l’ouvrage.
Il se dit qu’en lisant l’incipit et la fin du livre, il se fera une juste opinion du style et de l’arôme ; qu’ainsi, il pourra soupeser l’ensemble :
Il y a un commencement à tout, même à l’oubli. C’est pourquoi cette histoire, faite de pleins et de vides, n’a ni début ni fin. Elle s’inscrit dans la mémoire des Hommes, avec les mêmes empreintes que des pas sur du sable mouvant.
…/…
Guerre, c’était ce mot qu’il cherchait, là, au fond de sa mémoire, entre des histoires d’hommes et des histoires d’amour. Cet effroyable mot, qui avait causé, sinon sa perte, du moins d’irrémédiables failles. Au fond du cœur.
Arnaud sait à présent qu’il tient quelque chose. Il s’endort, paisible.
Comme convenu Lucie repasse la semaine suivante ; regard interrogateur.
— Je vais vous prendre dix exemplaires pour commencer. J’ai survolé votre ouvrage, il me paraît excellent. Je le lirai plus tard…, entend-elle.
Lucie se demande ce que veut dire "survolé", "excellent", "plus tard". Elle se demande aussi pourquoi ses jambes flageolent. Pourquoi la voix d’Arnaud résonne en elle ? Pourquoi ?
Arnaud ne se demande rien, il sait : c’est le destin.
C’est comme dans un livre ouvert, il lit sa chance, là, devant lui.
Il parle :
— Je voudrais vous dire… Il faut qu’on se revoie… Demain… Vous êtes libre demain soir ?
— Demain soir, oui.
Voilà, avec si peu de mots, que l’on noue ce destin (que l’on saisit sa chance). Peu devient considérable, pourvu qu’on y prête attention. Et les jours ont la saveur des peu de chose.
Arnaud et Lucie deviennent amants. Deux tomes d’un même livre.
Il y a moins de trous dans leur vie, moins de poussière, aussi.
Ils se voient chaque fois qu’ils s’aiment. Ils s’aiment en se voyant.
Le livre de Lucie, Arnaud, un soir de solitude (où se trouve-t-elle ?), Arnaud décide de le lire entièrement.
Il se couche. Prend l’ouvrage. Plonge dedans.
Les derniers mots, il les connaît. Par cœur peut-être :
Guerre, c’était ce mot qu’il cherchait, là, au fond de sa mémoire, entre des histoires d’hommes et des histoires d’amour. Cet effroyable mot, qui avait causé, sinon sa perte, du moins d’irrémédiables failles. Au fond du cœur.
Arnaud pose le livre sur la table de nuit. Il tremble. Non : il frissonne. Le sommeil le saisit dans cette palpitation.
Des corps, comme des pierres. D’autre corps, gémissant, dans la boue ; les barbelés, les trous d’obus, la merde et le sang. Français, Allemands, il n’y a plus qu’une chair déchiquetée par la démence. La mort n’en demande pas tant. La mort est écœurée des Hommes. Pour peu, elle quitterait la vie, définitivement, la mort…
Lorsque Arnaud se réveille, une pluie fine assombrit le ciel qui perce par la fenêtre. Une migraine assombrit son regard.
Il étire ses muscles pour mieux se sentir vivre.
À côté de lui, il sent une présence. La couverture troussée, un livre est ouvert. C’est celui de Lucie, qui repose, comme un oiseau fragile.
Le temps. C’est lui qui change.


Daniel LEDUC


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