dimanche 30 novembre 2008

ÉTAT DE VEILLE


« Nous nous pencherons sur un livre, afin de pouvoir guetter le monde », c’est la voix noueuse du conteur qui s’exprime ; et ses mains retiennent des mots ; des mots volatiles qui s’échappent des pages ; des mots, à la lisière du monde.
Le conteur, dans sa parole, ne fait qu’acheminer des pierres qui ont fondé les siècles ; véhiculer le souffle et l’esprit des ancêtres ; charroyer les symboles qu’entretiennent les mythes ; tamiser des légendes – qu’elles sécrètent une substance âcre et soyeuse, autant que l’origine du ventre.
« Nous nous pencherons sur le rebord, des fenêtres et des gouffres, afin de percevoir ce que sait l’ignorance. »
Je m’en vais émotter la terre de mon enfance, fractionner les souvenirs jusqu’en connaître chaque pore et chaque lambeau. C’est ainsi que les sorts les sources les cercles des contes me reviennent en tambour. Et les diables, les sorcières et leur marmite, les fées savantes ou criardes, les dragons aux cris de flamme, les lutins et autres farfadets heurtent mes tympans, au point de me rendre sourd à la grisaille d’octobre.
« Sur la nuit qui survient toujours hâtive, nous nous pencherons pour en saisir l’ancre, la jeter plus loin que l’aube. »
Et je dis que l’automne est un miroir, sur lequel frisent nos souvenirs échus. Je dis, comme un rideau de pluie, qui se déchire, sur une lanterne.
« À la margelle du puits, nous nous pencherons. »

Le gué, il faudra le traverser avant que la crue ne parvienne.
Là-bas les champs font des vagues ; ici, c’est déjà le tangage.
Les eaux montent ; et nous ignorons jusqu’où gueulent les rugissants et délirants. Les eaux s'enflamment. Et la terre, sous nos yeux, s’enfouit.
Je réchaufferai l’humidité des actes. J’envelopperai
ce qui suinte des peurs irrationnelles ;
martèlerai
les peurs
judicieuses.
Combien d’îlots, combien d’îles,
combien de pensées trop rases
pour sombrer dans l’oubli ?
Tambourinerai –
sur les vagues
de silence.

Le matin, c’est encore une écharpe que l’on soustrait de la lumière ; un masque, réverbérant, qui tombe.
Les Harpie, Pégase, Sirènes, Chimère ont rejoint leurs légendes ; et le Phénix, pour s’être consumé, renaîtra dans le crépuscule du soir.
Je feuillette les quotidiens, à la recherche de quelques miettes provenant de mes tartines ; et je tombe sur des bribes de fracas et de colère.
La guerre, n’est jamais loin, des mots.
La barbarie, gicle de l’encre.
Là-bas dans cette triperie, on enveloppera des viscères dans du papier journal.
Le sang, voilà ce qui barbouille le quotidien, du monde.
Le matin, une autre clarté domine.
Celle des corps qui s’éveillent au mouvement des astres.
Celle
de l’érection
des mots,
comme une pensée
sauvage.
Celle
du vent,
au plus haut
de son ivresse.

La nature – est-ce un concept ? – ne s’oppose qu’à elle-même ; et la culture est cette autre nature, qui se plante, là, où ne poussent que des termes. Et le temps s’achève
pour devenir le temps.
J’ai regardé
les circonvolutions
des abeilles,
les sinuosités
des pipistrelles,
la chevauchée
des saisons.
– Que viens-tu faire au creux de mon ombre ?
– Y trouver un peu de clarté.
– Regarde, je ne sais plus voir : ni le centre, ni les contours.
– Je saurai te montrer.
– Mes yeux…
– …ils brûlent comme un soleil…

La nature sait surprendre
ce qui se tapit
hors d’elle-même.
J’ai regardé…
entre
les saisons
.

Daniel LEDUC

vendredi 21 novembre 2008

L’INACHEVÉ


Le café ruisselle dans ma gorge, la nuit suinte
entre les lignes…
Dehors tout est frissonnement de feuilles, oscillation
du temps…
J’ai ton corps dans ma peau, grain de beauté
du monde…
Ailleurs que tu sois, tu es ici
palpable…
L’immensité de l’aube serait-elle
un trou noir…
Le fragmentaire ferait-il
un présent…
J’ai bu ce qu’il fallait entendre
de l’éruption
vitale…
Ce qui fermente des oublis,
des lacunes…
Ta peau sera
la dernière page du livre…
Ma main,
le point de suspension…
À présent que la guerre se replie tout en se déployant ; à présent que les hommes tournoient sur leurs propres manèges ; à présent que le ciel s’alourdit d’hydrofluorocarbures ; à présent que les riches thésaurisent, que les pauvres s’appauvrissent ; à présent que le passé s’empile, sans jamais devenir présent ; la Terre n’est plus ni carte, ni continent ; mais source de réfraction, pour qui veut penser les plaies, augmenter les attelles, réduire les fractures – que le silence tempête enfin, soulevant l’étincelle.
Le café ouvre ses portes
sur la marée montante…
De la terrasse on imagine
le bouillonnement des astres…
Ton vagin est un repli
où l’ombre s’illumine…
Mon regard sera toujours
dans l’angle du feu…
Le crépuscule n’est qu’un terme
qui commence avec l’oubli…
Et ce sont des morceaux de phrases
qui tissent notre avenir…
J’ai trinqué au sperme du jour,
à la cyprine des nuits…
Ta peau est une feuille
qui se tourne
héliotrope…
La marée –
c’est une pensée
à l’innombrable écho…
Le corps de la Terre se fissure par l’agitation des Hommes ; des brumes se lèvent, naguère somnolentes, en concordance avec le crachin de la mer ; tout tangue en des lieux immobiles, tout s'endigue sur la crête des vagues ; le corps de la Terre exsude un trop-plein d’immondices ; et de ses splendeurs nous peignons nos yeux, avant, qu’aveugles, ils ne pleurent la lumière.
Au bar de la tempête
des éclats de voix
se grisent…
Recouvreront-ils
les fulgurances du temps…
J’embrasse ton corps, tes ombres,
ce qui te constitue…
De ton regard je ne vois
qu’une houle
pensive…
Le soir n’est qu’un terme
qui tombe
comme un cheveu…
Ce ne sont que des mots
dont nous vêtons
nos rêves…
J’ai mordu dans le feu
à m’en faire
crisser les dents…
Le jusant
n’est qu’un flux…
de mémoire…
La beauté quelle qu’elle soit retient le souffle, les saisons ; et le temps n’a rien à mettre, au regard de ce qui flamboie : la Terre se dévêt, encore la nudité n’est-elle qu’un autre voile ; nous passons près des miroirs, n’en cueillons qu’un reflet ; la beauté nous confectionne, nous enveloppe de ses lueurs ; chaque aube est un savoir qui se détisse, qu’il nous faut ravauder ; la Terre, c’est ainsi qu’on la nomme, alors même qu’il faut crier.
Le bar frétille encore
dans la poêle
incendiaire…
N’y a-t-il
que peau, que chair,
qu’arêtes
pour grésiller ainsi…
Et ton amour
ne serait-ce pas friture…
Crépitement de mots imprévus…
C’est un crépuscule qui nous crée,
qui nous hypnotise…
C’est un ventre
dont nous sommes,
la paroi et le muscle…
Je crache le feu –
comme on crache
dessus les toits…
Les livres croissent avec les arbres ; le hasard nous crée dans sa nécessité ; et nos gestes sont des branches, agitées par des rafales ; de si loin nous venons nous dire des contes improbables ; et nous comptons sur des forces pour épuiser nos doutes, sur des marches pour accéder au pas ; sur l’avenir nous comptons, ainsi qu’on énumère tous les possibles, et leurs autres figures ; ouvrons nos portes et nos livres, que le souffre s’empare !
Le lieu s’agite aussi
lorsque nous
quittons…
Tes paroles
sont alors
des traces
dans l’impossible…
Ton corps me restitue…
Le soir
qui chutera
comme un automne…
Le ventre
où s’égrènent
toutes les soifs…
Le feu
qui ne retient…
que l’ombre…
La mort, ce n’est pas le miroir ni la vitre ; ce n’est qu’un terme qui se suspend ; et nos lèvres ne prononcent qu’un écho, sans jamais en connaître la source, ni les parois qui le projettent ; nos lèvres s’entrouvrent comme on baye ; et toutes les corneilles s’échappent d’entre nos dents ; et sur la langue ne reste qu’un miroir ; qu’une vitre ; nous séparant du temps.
Le milieu où s’agitent
le centre et son pourtour…
Tout ce qui se nomme
en étant anonyme…
Ton corps,
comme une exacte
incertitude…
Et puis le soir,
sombre
exigence…
Qu’illumine
le feu,
bondissant
d’autre part…
L’étranger vient de cet autre lieu, où nous allons, par son regard ; il demeure dans des pensées, dont nous sommes le miroir, comme il reflète nos propres réflexions ; et la danse le chant qu’il envisage, sont nos propres pas et paroles, dans un autre tempo ; c’est à son murmure que l’on reconnaît la rigole qui parcourt nos prés ; et sa main se pose, comme l’hirondelle qui paraît-il, fait le printemps ; l’étranger chaque matin, se réveille là, au cœur du miroir ; alors même que l’on se peigne, se maquille, ou se rase ; face à l’asymétrie ; du temps.
Il y a des lieues,
des lustres –
des insondables…
Toujours plus loin,
ta peau reste
et demeure…
La nuit,
est-ce-t-elle
qui nous franchit…
Par le flambeau
de ce qui sème…
Derrière la face est la figure, la nudité des sens ; nous voyons ce qui sépare, trop souvent nous voyons ; ce qui retient s’échappe ; et le temps nous transfigure.
Il y a des lustres…
Ton corps s'embrase…
Lueur dans l’aube…
Et cette nudité, pourquoi est-elle soudaine.
Ton corps s'attise…
Le jour
se déboutonne…
Dépouillement, dans un silence aigu.
Ton
corps…

Daniel LEDUC

mardi 4 novembre 2008

Les chemins vont et viennent


Les chemins vont et viennent sous mes pas,
et des traces de suites laissent leurs empreintes
sur les murs de ma mémoire offerte aux ombres
qui se déversent d’un ciel sans âge et sans limites.
Je suis né à mi-hauteur d’un siècle
dont les persiennes claquent encore aux vents
comme autant de focs et de haubans
geignant de cette solitude des Hommes,
de ce fracas des corps contre la cage du temps.
L’ascenseur qui nous élève comme nous grandit le soir
l’ascenseur nous vrille dans cette spirale
qu’est l’apparence des heures sur le cadran inox ;
nous voilà cette aiguille qui perce et qui domine
tout en se pliant sous le poids du gel
dont l’hiver a saupoudré tous nos printemps.
Je ne meurs qu’une fois dans mon haleine
lorsque mes mots s’essoufflent sous le sang
que des guerriers ont projeté comme des pierres.
Je ne meurs qu’en me disant. Mais je renais plus fort
chaque fois que mon mutisme chancelle
face aux pantomimes de ceux qui nous gouvernent.
Le pouvoir n’est qu’un verbe qui se voit au présent
et que d’aucuns conjuguent comme on jugule le vent.
Le pouvoir est ce fumet qui flambe de la cendre illusoire.
Trop longtemps j’ai marché sur des doutes
qui ressemblaient à des vertiges, trop longtemps.
Il y a parmi les aubes de ces flambeaux obscurs
qui font de la nature un ruissellement
sur la sécheresse du monde ; de ces percées,
au plus dur de l’existence, qui affleurent
donnant de la clarté aux mansardes les plus ternes ;
de ces bousculements sur l’inertie des jours ; de ces voiles
qui se déchirent, avant même d’être tissés ; il y a
de la suée sur l’aube, comme un travail fécond
qui draine les terres les moins fertiles, les espaces
les plus vastes au cœur… de ces interstices les plus brefs ;
il ya de la mesure, dans l’infini de l’aube.
Du pied, j’écarte les mottes de terre. J’avance en claudiquant.
Je reconnais les creux à ce qu’ils nous retiennent
dans la marche vers le soir. Je reconnais les ombres.
Et ma vie s’étire, en des branches, circonspectes…
Les oiseaux nous préviennent des heurts
avec le temps
. Qui parle de progrès lorsque meurent des enfants
par manque, loin du souci des ventres, bidonnants ?
Qui parle de l’humanité de l’homme, des portes qui s’ouvrent
sur ces contrées désertes croit-on, sur ces grincements de dents ?
Je relie sans cesse le regard et le livre, le contour
et la réfraction. Je relie, sur une paume tournée vers la mer –
de là où nous venons, sans cesse. Où nos corps se pensent,
agités par la marée du monde ; par le liquide amniotique,
pansés ; par toutes les eaux qui les composent, où nos corps
se dépensent. Je relie la fibre, et le fil qui nous retient
à peine. Les oiseaux s’inscrivent entre la terre et le ciel,
nous dévoilant la danse entre deux eaux
. Chaque être
est un oiseau, lorsque immensément de l’à-foison
il se délivre, abandonnant ce qui pèse sur le vide ;
de ses propres plumes goudronnées de fiel, se dépouillant –
volatile. Les oiseaux nous préviennent. Et nous volons vers
l’absurdité de nos propres cloisons. Nous volons
ce que la terre nous cède, à son corps défendant…
Dans mes pensées les arbres s’enracinent,
prégnante fluidité de sève, le bois s’articule dans les os ;
mes nerfs ne sont que fibres, tendues vers le faîte
où s’effacent les nuages ; le ciel est cette page
que l’univers feuillette infiniment ;
je me reconnais dans le fruit qui féconde…
Là-bas la ville, regardez comme elle bourdonne ;
comme ses pierres chuintent, saisies dans le ciment des jours ;
regardez ces vibrations, faites de la peau
et du regard des Hommes. La ville est un roulement – virevoltant.
Les oiseaux s’inoculent des distances, et nous frayons, fragiles
entre leurs chants
. Je reconnais la brise. C’est elle qui rompt
silence et lacune. Je reconnais la tourbe, sur ces plateaux brumeux,
imbibés de tant de siècles aux eaux – déracinées du ciel.
Plus loin la ville s’électrise, du mouvement perpétuel ; en son
sommeil, est une autre clarté. Sont d’autres moissons. Les oiseaux nous en
chantent
. Ce que les pneus briquent le bitume ! la ville s’écrase
sous la torpeur de ses propres frottements. Je reconnais
l’usure. L’espacement des vertiges. Les oiseaux portent
ce qu’abandonne la brise
. Je ne reconnais pas le gong
des cathédrales, ni celui des serments ; celui du tonnerre
sur les peuples migrants ; je ne reconnais pas les murs,
ni leurs pierres qui fractionnent ; césure, sépare-toi de ta coupe !
trop creuse pour être pleine. Je reconnais les friches,
ce qui peut y croître. Les oiseaux créent la graine
dont se nourrissent l'attente, et le désir, son frère
. La ville
mugit encore. Je reconnais son souffle… D’ailleurs la pierre
n’est-elle pas l’effluve de ce qui dure en s’émoussant ?
Ton corps allonge mes latitudes, oriente ma boussole, desserre mes étaux. J’emprunte la voie des navigations secrètes, où la carte ne saurait être ni tracé, ni territoire (tu te plonges dans des spasmes neigeux autant que peuvent l’être les blancheurs des cimes). Ton corps découvre ce qui pourrait se taire ; je prends racine dans le moindre geste, qui t’échappe. Il y a des mots avec lesquels on s’efface ; d’autres, dont la résonance nous fortifie. J’écoute ce que parle ton corps. Plus nue que toi / est l’existence.
Avec la ville, les formes s’exaspèrent. Les toits se dessinent comme prolongements du ciel.
À la terrasse d’un café, j’allume le regard, faute de fumer avec les diables. Des SDF s’en prennent à la froideur. Peut-être y aurait-il des mains pour se tendre ? J’abandonne les mots, le silence est un acte…
Les chemins vont et viennent. Je suis né à mi-hauteur. L’ascenseur qui nous élève. Je ne meurs qu’une fois. Je ne meurs qu’en. Le pouvoir n’est qu’un verbe. Le pouvoir est ce fumet. Trop longtemps. Il y a parmi les aubes
de la mesure dans l’infini
vers la marche du soir

Daniel LEDUC